Actes des martyres de Perpétue et Félicité

Dimanche 8 mars 2009 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

Septime-Sévère, successeur de Commode, interdit les conversions au christianisme par un édit en 202. Cependant le martyre de Perpétue et Félicité semble dépendre plutôt de la cruauté du proconsul Scapula, en exercie à Carthage.
Une partie de ce document est écrite de la main de Perpétue, ce qui lui confère une valeur éminente, tant sont rares les témoignages rédigés par les martyrs eux-mêmes, et plus encore des martyrs femmes !
La passion est vécue comme une lutte contre Satan, et elle s’accompagne de visions et de phénomènes mystiques. Elle ne donne pas seulement la mesure d’un courage humain, mais montre combien ces chrétiens ressentaient au plus intime d’eux-mêmes la présence de l’Esprit et cherchaient à s’incorporer au Christ en partageant ses souffrances.

  • Préface

Les exemples de foi de nos pères, qui attestent la grâce de Dieu et édifient les hommes, ont soigneusement été consignés par écrit. Leur lecture, qui évoque ces hauts faits, rend gloire à Dieu et réconforte l’homme. Pourquoi ne pas noter également les exemples nouveaux qui présentent les mêmes avantages ? À leur tour ces faits nouveaux deviendront anciens ; ils seront nécessaires à la postérité, même si aujourd’hui on leur attribue une moindre autorité, à cause de l’engouement pour l’antiquité.

Qu’ils ouvrent donc les yeux, ceux qui apprécient d’après le nombre des générations la puissance toujours identique d’un même Esprit Saint ! Bien mieux, il faudrait faire plus grand cas des prodiges récents, puisqu’ils sont les derniers en date et que la grâce doit s’épancher toujours de plus en plus dans les derniers temps du monde. « Dans les derniers jours, dit le Seigneur, je répandrai mon Esprit sur toute chair ; vos fils et filles prophétiseront. Oui, je répandrai mon Esprit sur mes serviteurs et mes servantes ; les jeunes gens auront des visions et les vieillards des songes » (Jl 2, 28-29).

Voilà pourquoi nous acceptons les prophéties et les visions nouvelles que Dieu nous a promises. Nous les honorons comme les autres manifestations de l’Esprit, qui servent l’Église. Ce même Esprit a été envoyé à l’Église pour dispenser tous les dons, dans la mesure où le Seigneur les distribue à chacun de nous.

Il est donc nécessaire de mettre par écrit toutes ces merveilles et de les faire lire pour la gloire de Dieu. De la sorte nous ne serons ni pusillanimes ni méfiants à l’égard de la grâce ; nous n’irons pas nous imaginer que seuls les anciens avaient reçu la grâce divine, soit dans les martyres soit dans les révélations. Dieu accomplit toujours ses promesses, pour servir de témoignage aux incroyants, de soutien aux fidèles.

C’est pourquoi, chers frères et fils, nous vous annonçons ce que nous avons entendu, ce que nous avons touché. Ainsi, vous qui avez assisté à ces événements, vous vous souviendrez de la gloire du Seigneur. Et vous qui les apprenez en lisant cet écrit, vous entrerez en communion avec les saints martyrs, et par eux avec le Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’honneur dans les siècles des siècles. Amen.

  • Arrestation à Thuburbo

On arrêta des jeunes gens, des catéchumènes : Revocatus et Félicité, sa compagne d’esclavage, Saturninus et Secundulus. Avec eux se trouvait Vibia Perpétue. Elle était de noble naissance, elle avait reçu une éducation brillante et avait fait un beau mariage. Perpétue avait encore son père et sa mère, deux frères - dont l’un était également catéchumène -, et un enfant encore à la mamelle, un garçon. Elle avait environ vingt-deux ans. Elle a raconté elle-même toute l’histoire de son martyre. La voici, écrite de sa main et d’après ses impressions.

Perpétue et Félicité
© : DR
  • Récit de Perpétue

Nous étions encore avec nos gardes (à Thuburbo), raconte-t-elle, que déjà mon père m’entreprenait. Dans sa tendresse, il s’évertuait à ébranler ma foi.

  • Père, lui dis-je, vois-tu le vase qui traîne par terre, cette cruche ou bien cette autre chose ?
  • Je le vois, dit mon père.
  • Peux-tu lui donner un autre nom que celui qu’il porte ? lui dis-je.
  • Non, répondit-il.
  • Et bien, moi de même, je ne puis me donner un autre nom que mon vrai nom : je suis chrétienne.
    Mon père fut exaspéré par cette parole, il se jeta sur moi, pour m’arracher les yeux. Il se contenta de me maltraiter et s’en alla, vaincu, avec les arguments du démon.

Pendant plusieurs jours, je ne revis plus mon père ; j’en remerciai Dieu ; cette absence me fut un soulagement. C’est précisément pendant ce court laps de temps que nous fûmes baptisés. L’Esprit Saint m’inspira de ne rien demander à l’eau sainte, sinon la force de résister dans ma chair.
Quelques jours plus tard, nous fûmes transférés dans la prison (de Carthage). J’en fus épouvantée : jamais je ne m’étais trouvée dans de pareilles ténèbres. Jour douloureux ! La chaleur qui se dégageait de la foule des détenus était suffocante ; les soldats cherchaient à nous extorquer de l’argent. Enfin, j’étais dévorée d’inquiétude à cause de mon enfant. Alors Tertius et Pomponius, les diacres dévoués qui prenaient soin de nous, obtinrent à prix d’argent qu’on nous autorisât à nous reposer, pendant quelques heures, dans un endroit plus agréable de la prison. À ce moment-là, tous les détenus quittaient le cachot et faisaient ce qu’ils voulaient. Moi j’allaitais mon enfant, qui mourait de faim. Comme j’étais inquiète de son sort, j’en parlais à ma mère. Puis je réconfortais mon frère, en lui recommandant mon fils. Je souffrais beaucoup de voir les miens souffrir à cause de moi. Durant de longs jours, ces inquiétudes me torturèrent. Je finis par obtenir que mon enfant demeurât avec moi en prison. Aussitôt il reprit des forces, et je fus délivrée de la peine et des soucis qu’il m’avait causés. D’un coup, la prison se changea pour moi en palais, et je m’y trouvai mieux que partout ailleurs.

Un jour mon frère me dit : « Madame ma soeur, te voilà maintenant en crédit auprès de Dieu. Tu es en mesure de lui demander de te manifester par une vision ce qui nous attend : le martyre ou la mise en liberté. » Moi, je savais bien que j’avais des entretiens avec le Seigneur dont j’avais reçu tant de bienfaits. Pleine de confiance, je le promis à mon frère, en ajoutant : « Demain, je te donnerai la réponse. » Je me suis mise en prière et voici ma vision.

Je vis une échelle d’airain d’une hauteur si étonnante qu’elle s’élevait jusqu’au ciel. Elle était si étroite que l’on pouvait y monter seulement un à un. Aux montants de l’échelle étaient fixés toutes sortes d’instruments de fer : des glaives, des lances, des crocs, des coutelas. Celui qui serait monté sans précaution, sans regarder en haut, en aurait été déchiqueté, laissant des lambeaux de sa chair accrochés à ces pointes. Au pied de l’échelle était couché un dragon d’une taille énorme ; il tendait des pièges à ceux qui voulaient monter et leur faisait peur pour les en empêcher.
Saturus monta le premier. Il s’était livré lui-même, après notre arrestation, à cause de nous. C’est lui qui nous avait convertis. Il était absent quand nous avions été arrêtés.
Parvenu au sommet de l’échelle, il se retourna et me dit : « Perpétue, je t’attends, mais prends garde que le dragon ne te morde. »
Je répondis : « Par le nom de Jésus-Christ, il ne me fera aucun mal. »
De dessous l’échelle, le dragon dressa lentement la tête, comme s’il avait peur de moi. En prenant mon élan, comme pour gravir le premier échelon, je lui écrasai la tête, d’un coup de talon.
Puis je montai. Je vis alors un immense jardin. Au milieu se tenait un homme chenu, de haute taille, habillé comme un berger. Il était occupé à traire des brebis. Autour de lui se tenaient des gens vêtus de blanc ; il y en avait des milliers. Il leva la tête, m’aperçut et me dit : « Tu es la bienvenue, mon enfant. » Il m’appela et me donna comme une bouchée du fromage qu’il préparait. Je la reçus, les mains jointes, je la mangeai, et tous les assistants disaient : Amen. Au bruit des voix, je me suis réveillée, savourant je ne sais quelle douceur.
Je rapportai aussitôt cette vision à mon frère ; et nous comprîmes que c’était le martyre qui nous attendait. Dès lors, nous n’eûmes plus aucun espoir dans les choses d’ici-bas.

Quelques jours plus tard, le bruit couru que nous allions être interrogés. Mon père arriva en hâte de Thuburbo, brisé de douleur. Il monta près de moi pour m’ébranler.

« Aie pitié, ma fille, de mes cheveux blancs, me dit-il. Aie pitié de ton père, si je suis encore digne que tu m’appelles ton père. Je t’ai élevée de mes mains jusqu’à la fleur de l’âge ; je t’ai préférée à tous tes frères ; ne me livre pas à la risée des hommes. Songe à tes frères, songe à ta mère et à ta tante ; songe à ton enfant, qui ne pourra pas vivre sans toi. Reviens sur ta décision, ne ruine pas ta famille tout entière. Personne parmi nous ne pourra plus parler en homme libre, si tu es condamnée. »

Voilà ce que disait mon père par affection. Ce faisant, il me couvrait les mains de baisers, il se jetait à mes pieds ; dans ses larmes, il ne me disait plus « ma fille » mais « Madame ». Je souffrais de voir mon père en cet état : seul de toute ma famille, il ne se réjouirait pas de ma passion. Je le réconfortais en lui disant : « Il n’arrivera sur cette estrade du tribunal que ce que Dieu voudra. Sache bien que notre sort ne dépend pas de nous, mais de Dieu. » Alors il se retira, désolé.

Un autre jour, en plein repas, on nous entraîne soudain au tribunal. Nous arrivons au forum. La nouvelle se répand rapidement dans les quartiers voisins ; il y eut bientôt foule. Nous montons sur l’estrade. On interroge les autres, qui confessent leur foi. Mon tour arrive, quand brusquement apparaît mon père, portant mon fils dans les bras. Il me tire de ma place et me dit : « Aie donc pitié de l’enfant. » Le procurateur Hilarianus, qui remplaçait Minutius Timinianus, le proconsul défunt, et avait le droit de glaive, à son tour insista : « Prends en pitié les cheveux blancs de ton père, le tendre âge de ton enfant. Sacrifie pour le salut des empereurs. »

  • Moi je réponds : « Je ne sacrifierai pas. »
  • Hilarianus : « Es-tu chrétienne ? »
  • Je lui réponds : « Je suis chrétienne. »

Mon père restait à mess côtés pour me fléchir. Hilarianus donna un ordre : on chassa mon père et on le frappa d’un coup de verge. Ce coup m’atteignit, comme si c’était moi qu’on eût frappée. Je souffrais de sa vieillesse et de sa souffrance.
Alors le juge prononça la sentence : nous étions tous condamnés aux bêtes. Et nous partîmes tout heureux vers la prison.
Comme mon enfant prenait encore le sein et restait habituellement avec moi en prison, j’envoyai sur-le-champ le diacre Pomponius à mon père pour réclamer l’enfant. Mais mon père refusa de le donner. Depuis ce jour mon fils ne demanda plus le sein et je ne fus plus incommodée par le lait. Ainsi cessèrent les inquiétudes au sujet de mon enfant et les douleurs de mes seins.

Peu de jours après nous étions tous en prière, quand soudain un nom m’échappa, celui de Dinocrate. Je fus stupéfaite de n’avoir jamais pensé à lui jusqu’alors et je fus toute triste en songeant à ses malheurs. Je compris que je pouvais maintenant prier pour lui et que c’était mon devoir. Et je me suis mise en oraison, adressant au Seigneur, pour lui, en gémissant, d’instantes prières.
La nuit suivante j’eus une vision. Je vis Dinocrate sortant d’un lieu ténébreux, où il y avait beaucoup de monde. Il avait très chaud et mourait de soif. Sa tenue était négligée, son teint pâle. Il portait sur son visage la plaie qu’il avait en mourant. Ce Dinocrate était mon frère selon la chair. Il avait sept ans quand il mourut misérablement d’un cancer au visage. Sa mort avait fait horreur à tous. C’était pour lui que j’avais prié. De lui à moi, maintenant qu’il était là, il y avait une grande distance : nous n’aurions pas pu nous rejoindre. À l’endroit où se tenait Dinocrate, il y avait une piscine pleine d’eau, avec une margelle plus haute que la taille de l’enfant. Dinocrate se haussait en vain pour boire ; je m’affligeais en voyant cette piscine pleine d’eau, dont la margelle était trop haute pour que l’enfant puisse boire.

Là-dessus, je me réveillai. Je comprenais que mon frère souffrait, mais j’étais convaincue que je pouvais le soulager dans ses souffrances. Je priai donc pour lui tous les jours, jusqu’au moment où nous fûmes transférés dans la prison militaire. Nous devions, en effet, combattre dans les jeux militaires, donnés pour l’anniversaire du César Géta. Je continuai à prier pour mon frère, jour et nuit, en demandant sa grâce dans les gémissements et les larmes.

Un jour que nous étions dans les fers, j’eus une nouvelle vision. Je revis l’endroit que j’avais vu la première fois. Dinocrate, cette fois, était guéri, bien habillé et joyeux. Au lieu de la plaie, une cicatrice. La margelle de la piscine était plus basse, elle arrivait à la ceinture de l’enfant et celui-ci puisait l’eau sans effort. Sur la margelle, il y avait une coupe d’or, pleine d’eau. Dinocrate s’en approcha et se mit à boire. Mais la coupe restait toujours pleine. Quand il fut désaltéré, il s’approcha de la piscine pour jouer avec l’eau, comme le font les enfants. Il s’amusait beaucoup. Là-dessus, je me réveillai ; je compris qu’on lui avait remis sa peine.

Peu de jours après, Pudens, un adjudant préposé à la garde de la prison, devint fort bienveillant à notre égard. Il comprenait que la force de Dieu était avec nous. Il laissait entrer beaucoup de visiteurs, ce qui nous permit de nous encourager mutuellement.
Cependant le jour des jeux approchait. Alors mon père vint me voir. Le chagrin le minait, il se mit à s’arracher la barbe, à se rouler par terre, à se prosterner sur la face. Il maudissait ses années, et trouvait des mots qui eussent ébranlé n’importe qui. Moi, je pleurais sur les infortunes de la vieillesse.

Aujourd’hui, veille de la date fixée pour notre combat, je viens d’avoir la vision suivante. Le diacre Pomponius était venu à la porte de la prison et frappait avec violence. Je sortis pour lui ouvrir. Il portait une tunique blanche, sans ceinture, ainsi que des chaussures gauloises à multiples cordons. Il me dit : « Perpétue, nous t’attendons, viens. » Il me prit la main et nous voilà engagés dans un sentier escarpé et sinueux. Nous arrivâmes, non sans peine, à l’amphithéâtre ; nous étions tout essoufflés. Il me conduisit au milieu de l’arène et me dit : « N’aie pas peur, je suis avec toi, je t’aiderai. » Et il s’en alla.
Je vis alors une grande foule, qui semblait frappée de stupeur. Je savais que j’étais condamnée aux fauves, aussi étais-je fort surprise qu’on n’en lançât pas contre moi. Alors s’avança contre moi un Égyptien repoussant. Avec ses suppôts, il s’apprêtait à me combattre. Au même moment de beaux jeunes gens se rangèrent à mes côtés. C’étaient mes aides et mes partisans. On me déshabilla et je devins un homme. Mes partisans se mirent à me frictionner avec de l’huile, comme cela se fait pour la lutte. Je voyais, en face, l’Égyptien se rouler dans le sable.
Alors s’avança un homme d’une taille extraordinaire ; il était si grand qu’il dépassait le faîte de l’amphithéâtre. Il portait une tunique flottante, couleur de pourpre sur la poitrine, entre deux bandes ; ses chaussures gauloises étaient ornées d’or et d’argent. Il tenait dans sa main une verge comme un chef de gladiateurs, et un rameau vert avec des pommes d’or. Il demanda le silence et dit : « Si l’Égyptien est vainqueur de cette femme, il la frappera du glaive ; si elle est victorieuse, elle recevra ce rameau. » Et il se retira.
Nous nous affrontons, nous échangeons des coups de poing. L’Égyptien essaie de me saisir les pieds, je lui martèle le visage à coups de talon. Soudain je suis soulevée en l’air, et je peux le frapper sans fouler le sol. Mais comme le résultat final se fait attendre, je joins les mains en entrelaçant les doigts, et je saisis la tête de l’Égyptien, il tombe par terre et, d’un coup de talon, je lui écrase la tête.
La foule m’acclame, mes partisans chantent victoire. Je m’approche du chef des combats et reçois le rameau. Il m’embrasse et me dit : « Ma fille, la paix soit avec toi. » Fière de mon triomphe, je me dirige vers la Porte des Vivants [1].

À ce moment, je me réveillai. Je compris que je combattrais, non pas contre les fauves, mais contre le Diable. Et j’étais sûre de la victoire. Voilà ce que j’ai relaté jusqu’à la veille des jeux. Si quelqu’un veut raconter le combat lui-même, qu’il le fasse !

  • Récit de Saturus

Le bienheureux Saturus eut, lui aussi, une vision. La voici telle qu’il l’a racontée lui-même par écrit.

Notre martyre était accompli et nous avions quitté notre corps. Quatre anges nous emportèrent vers l’Orient, mais leurs mains ne nous touchaient pas. Nous montions, non pas couchés sur le dos et la face tournée vers le ciel, mais comme des voyageurs qui gravissent une pente douce. Quand nous eûmes passé les premières sphères du monde, nous vîmes une lumière éclatante. Je dis alors à Perpétue qui se tenait à mes côtés : « Voici ce que nous a promis le Seigneur ; nous y sommes parvenus. »
Toujours portés par les quatre anges, nous avons atteint une immense esplanade, qui ressemblait à un jardin, avec des lauriers-roses et toutes sortes de fleurs. Les arbres avaient la taille des cyprès et leurs feuilles chantaient sans cesse. Dans ce jardin se trouvaient quatre anges plus éblouissants que tous les autres. Quand ils nous aperçurent, ils nous accueillirent avec de grandes marques de déférence et dirent aux autres anges, avec admiration : « Les voici, les voici ! » Intimidés, les autres anges qui nous portaient nous déposèrent sur le sol.
Nous cheminons alors à travers un stade, par une large avenue, et nous rencontrons Jocundus, Saturninus et Artaxius qui avaient été brûlés vifs dans la même persécution. Quintus qui mourut dans la prison était également présent. Quand nous demandons des nouvelles des autres, les anges nous disent : « Venez d’abord, entrez, et allez saluer le Seigneur. »
Nous arrivons près d’un palais dont les murs semblent construits de lumière. Sur le seuil se tiennent quatre anges ; à notre entrée ils nous revêtent de robes blanches. Nous pénétrons et nous entendons un chœur qui redit sans cesse : « Saint, Saint, Saint ! » Dans la salle est assis un homme vêtu de blanc. Son visage est jeune et ses cheveux éclatants comme neige. On ne voit pas ses pieds. À ses côtés se tiennent quatre vieillards. Derrière eux, beaucoup d’autres vieillards, debout. Nous avançons émerveillés, et nous nous arrêtons devant le trône. Quatre anges nous soulèvent, et nous embrassons le Seigneur, qui nous caresse de la main. Puis les autres vieillards nous disent : « Debout ! » Nous obéissons et nous échangeons le baiser de paix. Enfin les vieillards nous disent : « Allez vous distraire ! »
Et je dis à Perpétue : « Tu possèdes ce que tu désires ! »
Elle me répond : « Oui, Dieu merci. J’étais gaie de mon vivant, je le serai davantage ici. »
En sortant du palais, nous trouvons devant la porte, à droite, l’évêque Optat, à gauche, le prêtre et docteur Aspasius. Ils semblent en désaccord et tristes. Ils se jettent à nos pieds, en disant : « Rétablissez la paix entre nous, vous êtes partis sur notre brouille. » Nous leur répondons : « N’es-tu pas notre père, et toi, un prêtre ? » Comment pouvez-vous vous jeter ainsi à nos pieds ?
Et tout émus, nous les embrassons. Perpétue se met à parler avec eux en grec, et nous les emmenons dans le jardin, sous un laurier-rose. Nous parlions avec eux, quand survinrent les anges : « Laissez les martyrs se reposer, dirent-ils. Si vous avez des difficultés entre vous, pardonnez-vous mutuellement. » Ce qui ne laissa pas de les troubler. Et s’adressant à Optat, ils ajoutèrent : « Corrige tes fidèles. Quand ils se réunissent autour de toi, on dirait qu’ils reviennent du cirque ; ils se disputent comme des factieux ! »
Et il nous sembla que les anges voulaient leur fermer la porte au nez. Nous reconnûmes beaucoup de frères, des martyrs comme nous. Tous, nous avions pour nourriture un parfum ineffable, qui nous rassasiait.
Alors, tout joyeux, je me réveillai.

  • Récit du rédacteur anonyme

Voilà les visions les plus remarquables des bienheureux martyrs Saturus et Perpétue, telles qu’ils les ont rédigées eux-mêmes.

Quant à Secundus, Dieu, par une mort prématurée, l’avait rappelé à lui pendant qu’il était en prison. La grâce divine l’avait soustrait à la dent des fauves. Mais si son âme n’a pas connu le glaive, son corps du moins en avait senti la menace.

Félicité, elle aussi, obtint du Seigneur une grande grâce. Elle était enceinte de huit mois, au moment de son arrestation. À l’approche du jour des jeux, elle se désolait, à la pensée qu’on ajournerait son martyre, à cause de son état : la loi interdisant d’exécuter des femmes enceintes. Elle craignait aussi qu’elle n’eût à verser plus tard son sang pur et sans tache dans une fournée de criminels. Ses compagnons de martyre étaient profondément tristes à la pensée de laisser seule une si bonne compagne, une amie qui avec eux marchait vers une même espérance.

Aussi, trois jours avant les jeux, tous ensemble, dans une supplication commune, adressèrent au Seigneur leur prière. À peine avaient-ils terminé leur demande, que les douleurs saisirent Félicité. En raison des difficultés inhérentes à un accouchement au huitième mois, elle souffrait beaucoup et gémissait. Alors, un des geôliers lui dit : « Si déjà tu gémis ainsi maintenant, que feras-tu une fois livrée aux fauves, que tu as bravés en refusant de sacrifier ? » Félicité lui répondit : « Maintenant c’est moi qui souffre ce que je souffre. Mais, là-bas, un autre sera en moi qui souffrira en moi, parce que c’est pour lui que je souffrirai. » Félicité mit au monde une fille, qu’une chrétienne adopta comme son enfant.

L’Esprit Saint nous a permis - et sa permission fut un ordre - de consigner par écrit le récit du combat dans les jeux. Malgré notre indignité, nous complétons l’histoire d’un martyre si glorieux. Nous pensons ainsi exécuter le désir et même la mission que la très sainte Perpétue a daigné nous confier.

Rapportons d’abord un trait de sa fermeté et de sa grandeur d’âme. Le tribun traitait assez durement les détenus. Abusé par les avertissements de personnes sans cervelle, il redoutait que les prisonniers ne pussent s’échapper par des incantations magiques. Perpétue lui lança en pleine figure : « Pourquoi refuses-tu des adoucissements à de si nobles condamnés, qui doivent combattre pour l’anniversaire de César ? N’y va-t-il pas de ta réputation d’exhiber dans l’arène des prisonniers bien gras ? »
Le tribun, décontenancé, rougit. Il donna ordre de traiter les prisonniers plus humainement. Si bien que les frères de Perpétue et tous les autres visiteurs eurent la faculté d’entrer dans la prison et d’apporter leur réconfort. D’autant que le chef de la prison venait de se convertir.

La veille des jeux, eut lieu le dernier repas des condamnés, qu’on appelle « le repas libre ». Les martyrs, autant qu’ils le pouvaient, changèrent ce repas d’orgie en agapes. Ils parlaient à la foule, avec leur courage habituel, en les mettant en garde contre le jugement de Dieu. Ils proclamaient leur bonheur de donner leur vie et raillaient la curiosité des badauds. « La journée de demain ne vous suffit-elle pas, leur disait Saturus, pour contempler à votre aise ceux que vous détestez ? Aujourd’hui amis, demain ennemis ? Fixez bien nos traits, afin de nous reconnaître, au jour du jugement. » Tous les païens se retirèrent, confus ; beaucoup parmi eux se convertirent.

Le jour de la victoire se leva enfin. Les martyrs quittèrent la prison et s’acheminèrent vers l’amphithéâtre ; on eût dit qu’ils montaient au ciel. Leurs visages étaient radieux, ils étaient beaux. Ils étaient émus non de peur, mais de joie. Perpétue marchait derrière, d’un pas tranquille, comme une grande dame du Christ, comme la petite bien-aimée de Dieu. L’éclat de son regard forçait tous les spectateurs à baisser les yeux. Félicité la suivait ; elle était toute joyeuse de son heureuse délivrance qui lui permettait d’affronter les fauves ; elle était ravie d’aller du sang au sang, de l’accoucheuse au rétiaire, pour se purifier par un second baptême.

Quand ils furent arrivés à la porte de l’arène, on voulut les forcer à revêtir des costumes sacrilèges : pour les hommes celui des prêtres de Saturne, pour les femmes celui des prêtresses de Cérès. Mais Perpétue résista fermement jusqu’au bout ; elle refusa avec une invincible ténacité. « Si nous sommes venus ici volontairement, disait-elle, c’est pour défendre notre liberté. Si nous sacrifions notre vie, c’est pour n’avoir pas à faire pareille chose. Sur ce point nous avons passé un contrat avec vous. » L’injustice dut céder devant la justice. Le tribun consentit à les faire entrer avec leurs vêtements ordinaires.

Perpétue chantait ; déjà elle broyait la tête de l’Égyptien. Révocatus, Saturninus et Saturus menaçaient le peuple de la colère divine. Quand ils passèrent devant la loge d’Hilarianus, ils lui dirent par gestes et par signes : « Tu nous juges, mais Dieu te jugera ! » Le peuple, exaspéré, demanda qu’on les fît fouetter par les chasseurs rangés en file. Les martyrs s’en réjouirent ; ils pouvaient ainsi partager les souffrances du Seigneur.

Celui qui a dit : Demandez et vous recevrez accorda à chacun le genre de mort qu’il avait souhaité. Les jours précédents, quand ils en parlaient entre eux, Saturinus avait déclaré qu’il voulait être exposé à toutes les bêtes, pour remporter une couronne plus glorieuse. Or, dès l’ouverture du spectacle, Révocatus et lui furent attaqués par un léopard, puis, sur l’estrade, ils furent déchirés par un ours.
Saturus, lui, avait la plus grande horreur des ours. Il comptait bien être tué, d’un coup de crocs, par un léopard. Or, on lança d’abord sur lui un sanglier, mais le chasseur qui avait déchaîné la bête sur le martyr fut éventré par la bête et mourut peu de jours après les jeux. Saturus fut seulement traîné sur le sable. On l’attacha ensuite sur le pont de l’estrade pour être livré à un ours, mais l’ours refusa de quitter sa cage. Une seconde fois, Saturus fut ramené sans blessure.
Pour les jeunes femmes on avait réservé une vache furieuse. Le Diable avait inspiré aux bourreaux de se procurer cet animal inaccoutumé dans les jeux, comme pour mieux insulter leur sexe. On les enferma toutes nues dans des filets et on les produisit ainsi dans l’arène. Le public en frémit de honte, en voyant que l’une d’elles était toute frêle, et que l’autre relevait à peine de couches, et perdait le lait de ses seins. Les ayant fait revenir, on les revêtit de tuniques sans ceinture.
Perpétue, la première, fut lancée en l’air. Elle retomba sur les reins. Dès qu’elle put s’asseoir, elle s’aperçut que sa robe s’était déchirée sur le côté ; aussitôt elle la tira pour cacher ses jambes, plus attentive à la pudeur qu’à la douleur. Ensuite, elle chercha une épingle et rattacha ses cheveux, qui s’étaient dénoués ; car une martyre ne peut pas mourir les cheveux épars, pour ne pas avoir l’air d’être en deuil, le jour de sa gloire. Puis elle se releva et aperçut Félicité qui semblait brisée ; elle s’approcha d’elle, lui tendit la main et l’aida à se relever. En les voyant toutes deux debout, la cruauté inhumaine de la foule fut vaincue : on les fit sortir par la porte des Vivants.

Là, Perpétue fut accueillie par un catéchumène, appelé Rusticus, qui lui était fort attaché. Elle sembla se réveiller d’un profond sommeil, tant avait duré l’extase de l’Esprit. Elle regarda autour d’elle et tous les assistants furent stupéfaits, quand elle demanda : « Quand serons-nous donc exposées à cette vache ? » Comme on lui disait que la chose avait déjà eu lieu, elle ne voulut pas le croire et ne se rendit à l’évidence qu’en voyant sur sa robe et son corps les traces du supplice. Ensuite, elle appela son frère et le catéchumène. Elle leur dit : « Demeurez fermes dans la foi. Aimez-vous les uns les autres. Que nos souffrances ne soient pas pour vous un sujet de scandale. »

Pendant ce temps, Saturus encourageait le soldat Pudens à une autre porte : « En fin de compte, lui disait-il, comme je l’espérais et le prédisais, je n’ai été touché jusqu’ici par aucune bête. Crois maintenant de toute ton âme. Le moment est venu où je vais m’avancer dans l’arène ; d’un seul coup de dent, un léopard va me blesser à mort. » C’était presque la fin du spectacle ; on lâcha contre Saturus un léopard, qui, d’un seul coup de crocs, le baigna dans son sang. La foule lui cria, comme pour témoigner d’un second baptême : « Le voilà bien lavé, le voilà sauvé ! » Assurément, il était bien sauvé, celui qui était ainsi lavé dans son sang.
Saturus dit alors au soldat Pudens : « Adieu. Souviens-toi de ma foi. Que ceci ne t’ébranle pas, mais te fortifie ! » En même temps, il lui demanda l’anneau qu’il portait au doigt, il le trempa dans le sang de sa blessure et le lui rendit comme pour lui laisser en héritage un souvenir et un gage de son martyre. Puis il s’évanouit.

On l’étendit à terre pour l’égorger avec les autres dans la salle du spoliaire. Mais le peuple demanda qu’on ramenât les blessés au milieu de l’arène, pour savourer des yeux le spectacle du glaive pénétrant dans les corps vivants et rendre ainsi les regards complices de l’homicide. Les martyrs se levèrent d’eux-mêmes et se portèrent où le désirait la foule. Ils se donnèrent d’abord le baiser de paix, pour consommer le martyre selon le rite de la foi. Tous demeurèrent immobiles et reçurent en silence le coup mortel.

Saturus, qui dans la vision montait le premier, fut le premier à rendre l’âme, car il devait attendre Perpétue. Perpétue eut le temps de savourer la douleur : frappée entre les côtes, elle poussa un grand cri ; puis elle saisit elle-même la main tremblante du gladiateur novice et rédigea le glaive sur sa gorge. Sans doute une telle femme ne pouvait mourir autrement que par son propre gré, tant le démon la redoutait.

Ô très vaillants et bienheureux martyrs ! Vous avez été choisis et élus pour la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ. Celui qui le magnifie, l’honore et l’adore, doit lire ces nouveaux exemples pour l’édification de l’Église, parce qu’ils ne sont pas moins beaux que ceux d’autrefois. Ils rendent témoignage que l’unique et même Esprit agit toujours, ainsi que le Dieu tout-puissant et son Fils Jésus-Christ, notre Seigneur, à qui appartiennent la gloire et la puissance souveraine dans les siècles des siècles. Amen.

Sources :

Bruno Chenu et alii, Le livre des martyrs chrétiens, Centurion, Paris 1988, p. 68-81.

[1Une porte de la ville de Carthage.

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