Athanase d’Alexandrie : Lettre à Dracontius

Mardi 26 octobre 2004 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

Cette lettre a été écrite vers 354-355. Athanase, patriarche d’Alexandrie, y exhorte Dracontius, abbé d’une communauté monastique, d’accepter son élection épiscopale au siège d’Hermopolis en Haute-Égypte. Celui-ci avait en effet choisi de fuir devant les responsabilités qu’impliquait ce nouveau ministère pour s’adonner à l’ascèse et à la contemplation.

1. Je ne sais que t’écrire ; te blâmer parce que tu renonces [à l’épiscopat], ou parce que tu fais trop attention à la situation actuelle et te caches par crainte des Juifs ? Quoi qu’il en soit, ton acte est blâmable, mon cher Dracontius.
Il ne convenait pas, la grâce reçue, de te cacher et toi, homme sensé, de donner aux autres des prétextes pour fuir. Beaucoup à cette nouvelle se scandalisent ; non pas simplement de ton action, mais parce que tu considères les circonstances et les tribulations qui menacent l’Église. Je crains que, fuyant pour ton bien, tu ne te trouves, à cause des autres, en mauvaise posture devant le Seigneur. Si pour celui qui scandalise un petit, il serait préférable qu’on lui suspendît au cou une meule de moulin et qu’on le noyât (Mt 18, 6), quel serait ton sort à toi devenu pour tant de monde un scandale ? L’accord si merveilleux qui s’est produit en terre alexandrine lors de ton élection, sera forcément déchiré par suite de ta retraite ; l’épiscopat de cette terre sera la proie de plusieurs, et ceux-là pas précisément bons, tu les connais assez. Les païens qui ont promis de se faire chrétiens, lors de ton élection, resteront Gentils, ta piété méprisant la grâce reçue.

2. Quelle défense pourras-tu bien faire valoir ? Avec quels discours pourras-tu laver et assécher ces griefs ? Comment soigneras-tu ceux qui à cause de toi sont tombés et se scandalisent ? Comment, une fois la paix déchirée, pourras-tu la recoudre ? Mon cher Dracontius, au lieu de joie tu nous as donné du chagrin, au lieu de consolation, la tristesse. Nous espérions la consolation de t’avoir avec nous et maintenant nous voyons que tu te dérobes et que, condamné au jugement, ton danger te fera te repentir. Et qui t’épargneras (Jr 15, 5 LXX) , comme a dit le Prophète, qui est-ce qui se retournera vers toi pour la paix en voyant les frères, pour lesquels Christ est mort, lésés par ta fuite. Il te faut le savoir et n’en pas douter : avant d’être ordonné tu vivais pour toi-même, une fois ordonné, pour ceux pour qui tu as été ordonné. Avant de recevoir la grâce de l’épiscopat, nul ne te connaissait, maintenant le peuple attend que tu lui apportes la nourriture, l’enseignement scripturaire. Tandis qu’ils ont faim, dans leur attente, et que tu ne nourris que toi, quand viendra Notre Seigneur Jésus-Christ et que nous nous présenterons devant lui, quelle défense auras-tu lorsqu’il verra ses propres brebis en proie à la faim ? Si tu n’avais pas reçu l’argent, il ne te ferait pas de reproches ; mais, l’ayant reçu, l’ayant enfoui et caché, à bon droit il te dirait ces paroles de reproche que je ne te souhaite pas d’entendre : Il te fallait confier mon argent aux banquiers jusqu’à ce que je vinsse le leur redemander (Mt 25, 27).

3. Je t’en prie, épargne-toi et épargne-nous, toi, pour éviter tout danger, nous, pour nous éviter du chagrin à ton sujet. Aie souci de l’Église ; que beaucoup des petits ne reçoivent pas de dommage à cause de toi et que les autres ne prennent pas prétexte pour s’éloigner. Si tu redoutais les circonstances et si la frayeur t’a fait agir ainsi, ce n’est point là une pensée virile ; il te fallait faire en cela montre de zèle selon le Christ, prendre plus de courage dans ces conjonctures, et dire les mots du bienheureux Paul : En tout cela nous triomphons (Ro 8, 37), surtout parce qu’il ne faut pas être l’esclave du moment, mais celui du Seigneur. Si l’organisation des Églises ne te plaît point, si tu penses que la charge épiscopale n’est pas rémunérée, alors ton mépris va jusqu’au Sauveur qui l’a ainsi réglée ; je t’en prie, laisse ces raisonnements et ne supporte pas ceux qui te conseillent dans ce sens ; tout cela n’est point digne de Dracontius. Ce que le Seigneur a constitué par ses Apôtres, cela reste bon et ferme ; la lâcheté des frères aura son terme.

4. Si tous partageaient les sentiments de tes conseillers actuels, comment serais-tu devenu chrétien sans évêques ? Si ceux qui nous suivent en viennent aux mêmes idées, comment les Églises vivront-elles ? Tes conseillers pensent-ils que tu n’as rien reçu parce qu’ils le méprisent ? Mais c’est là une erreur. Ils estiment alors aussi à rien la grâce du baptême, si quelques-uns le méprisent. Tu l’as reçu, mon cher Dracontius, n’écoute point tes conseillers, ne te trompe point toi-même, car Dieu qui t’a donné cela te le redemandera. N’as-tu point entendu les paroles de l’Apôtre : Ne néglige point le charisme qui est en toi (1 Tim 4, 14). N’as-tu point lu comment il reçoit celui qui a doublé, comme il a condamné celui qui avait enfoui ? Puisses-tu revenir vite, pour que tu sois aussi au nombre des loués. Voyons, de qui veulent-ils que tu sois l’imitateur ceux qui te conseillent ? Il nous faut nous conduire selon la norme des saints et des Pères et les imiter, sachant bien qu’à nous éloigner d’eux, nous perdons aussi leur communion. Qui veulent-ils que tu imites ? L’indécis, qui veut suivre mais diffère et délibère à cause des siens, ou le bienheureux Paul, qui aussitôt qu’il a reçu mission, ne s’attache plus à la chair et au sang ? Bien qu’il eût dit : Je ne suis point digne du nom d’apôtre (1 Co 15, 9), sachant pourtant ce qu’il avait reçu et ne méconnaissant pas son bienfaiteur, il écrivit : Malheur à moi si je n’évangélise point (1 Co 9, 15). Il aurait eu la malédiction s’il n’avait point évangélisé ; il enseigna, il prêcha l’Évangile ; sa joie et sa couronne furent ses disciples. Aussi poussa-t-il le zèle jusqu’à prêcher en Illyrie, à ne pas hésiter à partir pour Rome et à s’en aller jusqu’en Espagne, pour que la mesure plus grande de ses fatigues fût aussi celle de sa récompense. Il se glorifiait par suite d’avoir combattu le bon combat, il avait la confiance de recevoir la grande couronne. Ainsi, mon cher Dracontius, qui imites-tu dans ton acte, Paul ou ceux qui en diffèrent ? Je te souhaite et me souhaite aussi d’être imitateur de tous les saints.

5. Peut-être quelques-uns te conseillent-ils de te cacher parce que tu as dis et as juré que, si tu étais élu, tu ne resterais pas ? J’entends dire qu’ils bourdonnent cela aux oreilles et croient servir la piété ; mais s’ils étaient vraiment pieux, ils auraient plutôt pris garde à Dieu qui t’a confié le ministère. S’ils avaient lu les divines Écritures, ils ne t’auraient point conseillé contrairement à elles. Qu’ils blâment alors Jérémie, qu’ils accusent le grand Moïse, qui n’ont point écouté de pareils conseils, mais, craignant Dieu, ont accompli leur ministère et se sont perfectionnés dans la prophétie. Envoyés eux aussi et ayant déjà reçu la grâce du prophétisme, ils la repoussèrent, mais ils furent saisis ensuite de crainte et ne méprisèrent point celui qui les envoyait. Que ta voix soit grêle ou ta langue lente, crains Dieu ton créateur ; si tu te dis trop jeune pour prêcher, révère celui qui te connaissait avant de te façonner ; si tu as donné ta parole (la parole pour les saints équivalait au serment), lis Jérémie. Lui aussi avait dit : Je ne nommerai point le nom du Seigneur (Jr 30, 9) ; mais ensuite, redoutant le feu intérieur, il ne fit pas ce qu’il avait dit et, sous prétexte de serment, ne se cacha point ; il révéra celui qui lui avait confié la charge et accomplit la prophétie.

6. Ne sais-tu pas, mon cher, que Jonas s’enfuit et devint ce que tu sais, mais qu’ensuite il reprit la prophétie ? N’écoute donc point d’autres conseils que ceux-là. Le Seigneur connaît mieux que nous nos affaires et sait à qui il confie ses Églises. Même si quelqu’un n’est pas digne, qu’il ne regarde pas sa vie antérieure, mais qu’il accomplisse son ministère, pour qu’après cette vie, il n’encoure point la malédiction pour négligence. Eh bien, mon cher Dracontius, avec cette connaissance et prudent comme tu l’es, n’as-tu point de remords ? N’as-tu point le souci de la perte de ceux qui te sont confiés ? N’es-tu point en proie au feu de la conscience ? Ne redoutes-tu point le jour du jugement, où aucun de tes conseillers ne viendra à ton secours ? Chacun rendra compte de ce qui lui aura été confié. De quelle utilité fut son excuse à celui qui avait caché le denier ? Que servit à Adam de dire : La femme m’a trompé (Gn 3, 12). Mon cher Dracontius, même si vraiment tu es faible, il te convient de prendre souci de l’Église abandonnée, à qui ses ennemis nuiront, prenant occasion de ta fuite ; il te convient de te ceindre, pour ne point nous laisser seuls au combat ; il te convient de te fatiguer toi aussi, afin que tu reçoives avec tous la récompense.

7. Hâte-toi donc, mon cher, ne tarde plus, ne supporte plus ceux qui t’arrêtent, souviens-toi de celui qui t’a donné. Viens ici avec nous qui t’aimons, qui te conseillons selon l’Écriture, pour que nous t’intronisions et que tu te souviennes aussi de nous lorsque tu officies dans les églises. Tu n’es pas le seul ordonné parmi les moines, tu n’es point le seul chef de monastère, ou le seul aimé des moines ; tu le sais bien, Sérapion aussi est moine et a gouverné beaucoup de moines ; tu n’ignores point de combien de moines Apollos est le Père. Tu connais Agathon, tu n’ignores point Ariston, tu te souviens d’Ammonios, parti avec Sérapion ; peut-être même as-tu aussi entendu parler de Moitès dans la Thébaïde supérieure et tu peux t’informer de Paul de Latos et de beaucoup d’autres. Tous ceux-là, ordonnés, n’ont point contredit, mais ayant pour modèle Elisée et connaissant l’histoire d’Elie, sachant ce qu’ont fait les disciples et les apôtres, ils ont accepté le souci, n’ont point méprisé le service, ne sont pas devenus inférieurs à eux-mêmes ; ils attendent au contraire le salaire de leurs fatigues, progressant et invitant les autres à progresser. Combien de gens n’ont-ils pas détournés des idoles ? Combien ont renoncé, sur leur avis, aux coutumes diaboliques ! Combien de serviteurs ont-ils amenés au Seigneur, de sorte que ceux qui voient leurs prodiges sont dans l’admiration ? N’est-ce pas un grand prodige qu’une jeune fille s’adonne à la virginité, un jeune homme à la continence, qu’un idolâtre reconnaisse le Christ ?

8. Que les moines ne t’arrêtent donc point, comme si tu étais le seul ordonné parmi les moines ; ne prétexte point que tu vas déchoir. Tu pourras même devenir meilleur si tu imites Paul et les actions zélées des saints. Tu sais que, constitués administrateurs des mystères, ils ont poursuivi plus directement la récompense de la vocation céleste. Quand Paul fut-il martyr et s’attendit-il à recevoir la couronne, sinon quand il fut envoyé pour enseigner ? Quand Pierre fit-il sa confession de foi, sinon quand il prêchait l’Évangile et devint pêcheur d’hommes ? Quand Élie fut-il enlevé, sinon quand il eut accompli tout son ministère prophétique ? Quand Élisée reçut-il en esprit le double, sinon quand il quitta tout pour suivre Élie. Et pourquoi le Sauveur choisit-il des disciples, sinon pour les envoyer ?

9. Donc, avec ce modèle, mon cher Dracontius, ne dis point et ne crois point ceux qui disent que l’épiscopat est une occasion de péchés et qu’il porte à commettre des fautes. Tu peux, même évêque, souffrir la faim et la soif, comme Paul ; tu pourras t’abstenir de vin, comme Timothée ; jeûner toi aussi perpétuellement, comme Paul, et, jeûnant ainsi, rassasier comme lui les autres par tes enseignements, t’abstenant de boire selon ta soif, désaltérer les autres par ta doctrine. Que tes conseillers ne t’objectent donc point cela. Nous connaissons et des évêques qui jeûnent et des moines qui se rassasient, nous connaissons et des évêques qui ne boivent pas de vin et des moines qui en boivent, nous connaissons des évêques qui font des miracles et des moines qui n’en font point. Beaucoup d’évêques n’ont jamais été mariés, il y a des moines qui ont été pères de famille, de même qu’il y a des évêques pères de famille et des moines qui n’ont pas de postérité ; nous connaissons encore des clercs qui souffrent la faim et des moines qui jeûnent. Ceci est permis et cela n’est point défendu. Que partout on lutte ; la couronne dépend non du lieu mais des actes.

10. Ne supporte donc point ceux qui te donnent d’autres conseils que ceux-là ; hâte-toi au contraire ; pas de retard, surtout parce que la sainte fête approche. Sans cela le peuple célébrerait la fête sans toi et tu prendrais sur toi une grande responsabilité. Qui leur annoncera la Pâque si tu n’es pas présent ? Qui leur fera connaître le jour de la Résurrection, si tu te caches ? Qui leur donnera les conseils pour bien passer la fête, si tu es en fuite ? Oh ! combien seront aidés si tu es présent, à combien ta fuite sera pernicieuse ! Qui t’approuvera d’agir ainsi ? Pourquoi te conseillent-ils de refuser l’épiscopat, eux qui veulent avoir des prêtres ? Si tu es pervers, qu’ils ne restent pas avec toi ; s’ils te jugent apte, qu’ils ne soient point envieux des autres. Si l’enseignement et le commandement est une occasion de péché, à leur avis, qu’ils ne reçoivent point d’enseignement, qu’ils n’aient point de prêtres, de manière à ne point déchoir eux et leurs maîtres. Allons, n’écoute point ces paroles humaines, ne te laisse pas ainsi conseiller, comme je te l’ai répété souvent ; hâte-toi plutôt, reviens au Seigneur et, prenant soin de ses brebis, fais aussi mémoire de nous. C’est dans ce but que j’ai invité à aller vers toi nos chers Hiérax le prêtre et Maxime le lecteur. Leurs discours t’exciteront et cela te fera connaître dans quelles dispositions je t’ai écrit et le danger qu’il y a à contester la discipline ecclésiastique.

Sources :

Traduction d’après F. Cavallera, Saint Athanase (295-373), Bloud, Paris 1908, p. 341-349).

PG 25, 523-534.

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