Grégoire de Nazianze : Lettre 4, à Basile de Césarée

Mercredi 11 novembre 2009 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

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Basile avait mis à exécution son projet de vie monastique. Il s’était retiré dans le Pont, dans un vallon situé sur les bords de l’Iris. De ce site Basile avait fait à son ami une description enthousiaste Lettre 14 ; Grégoire y vint et la correspondance qui s’en suivra, dont la lettre ci-dessous publiée, montrera le souvenir qu’il en emporta. Nous sommes alors autour de l’année 361.

u peux railler et critiquer notre pays, soit pour plaisanter, soit sérieusement ; cela n’est rien. Tu peux sourire, te rassasier de science et jouir de notre amitié : tout ce qui vient de toi nous fait plaisir, quoi que ce soit et de quelque manière que ce soit. 2. Mais si tu nous railles c’est, je le crois, moins pour nous railler que pour m’attirer vers toi et, si je te comprends bien, tu veux agir comme ceux qui font un barrage sur une rivière pour en détourner le cours. C’est ainsi que j’interprète ta conduite.

3. Quant à moi, j’admire ton pays du Pont, avec ses ténèbres, ce séjour digne d’un exil, ces rochers suspendus au-dessus de vos têtes, ces bêtes sauvages qui viennent vous éprouver, ce désert qui s’étend sous les rochers, et même ce trou à rats — auquel vous donnez les beaux noms de lieu de méditation, de monastère et d’école —, ces forêts d’arbres sauvages, cette couronne de montagnes escarpées qui, loin de vous couronner, vous emprisonne, 4. cet air qui vous est mesuré, ce soleil que l’on désire en vain et que l’on aperçoit comme l’orifice d’une cheminée, ô Cimmeriens [1] du Pont qui n’êtes pas seulement condamnés à une nuit de six mois, comme on le dit de certains peuples, mais qui ne passez pas un instant de votre vie sans obscurité, car toute votre existence n’est qu’une longue nuit ininterrompue, c’est vraiment l’ombre de la mort [2], pour parler comme l’Écriture.

5. J’adresserai aussi mes louanges à votre voie étroie et resserrée [3] ; où mène-t-elle ? au Royaume ou à l’Hadès ? Je ne sais, mais à cause de ton nom, admettons qu’elle mène au Royaume [4] J’admire encore au milieu de tout cela votre… comment dirai-je ? Mentirai-je, pour dire que c’est un Éden, avec une source qui se divise en quatre parties pour arroser la terre [5] ? Dirai-je au contraire que c’est le désert sec et aride, que seul quelque Moïse pourrait fertiliser en frappant le rocher de sa baguette ? [6] 6. Partout, en effet, où il n’y a pas de rochers, il y a des ravins ; à défaut de ravins, ce sont des ronces ; et tout ce qui domine les ronces est taillé en précipice. Le sentier qui passe au-dessus, bordé d’abîmes et incliné des deux côtés, oblige ceux qui marchent à se recueillir et à faire des exercices de sécurité.

7. En bas gronde le fleuve, qui est pour vous le calme Strymon d’Amphipolis [7] ; mais les poissons n’y nagent pas plus que les pierres ; il ne se répand pour former un lac, mais il se jette dans des gouffres. Quel amateur de grands mots es-tu et quel inventeur de noms ! 8. Ce fleuve est énorme, effrayant et son fracas couvre la psalmodie que l’on chante au-dessus. Les Cataractes, les Catadoupes [8] ne sont rien à côté de lui, tant il vous accable nuit et jour de son vacarme. 9. Il est si impétueux qu’on ne peut le franchir, si bourbeux qu’on ne peut en boire son eau ; il n’a que ceci de bon, c’est qu’il n’emporte pas votre demeure lorsque les torrents et les orages le rendent furieux.

10. Voilà nos impressions sur ces îles où vivent les Bienheureux [9], ou plutôt ces nouveaux bienheureux que vous êtes !

11. Ne me vante donc plus ces courbes en forme de croissant, qui étranglent plutôt qu’elles ne défendent la partie accessible de la montagne ; ni ces masses rocheuses qui menacent vos têtes et qui vous font vivre d’une vie de Tantale [10] ; ni ces brises qui passent, ni ces émanations terrestres qui vous raniment quand vous défaillez ; 12. ni ces oiseaux qui chantent, mais qui chantent de faim, et qui volent, mais dans le désert. Personne, dis-tu, ne vient dans ce pays, si ce n’est pour la chasse ; ajoute : et pour vous visiter, morts que vous êtes !

13. Tout cela est peut-être un peu long pour une lettre, mais c’est pourtant plus court qu’une comédie. Enfin, si tu acceptes de bon cœur la plaisanterie, tu feras bien ; sinon, nous ajouterons bien d’autres choses.

Source :

D’après Grégoire de Nazianze, Poèmes et lettres, choisis et traduits avec introduction et notes par Paul Gallay, Emmanuel Vitte, éditeur, Lyon 1941, p. 164-167.

[1Homère, Odyssée, xi, 15-19. Peuple qui vit perpétuellement dans les ténèbres.

[2Ps 22, 4.

[3Mt 7, 14.

[4Jeu de mots entre le nom de Basile (Βασἰλειος), et celui du Royaume (βασιλεἰα) des cieux.

[5Cf. Gn 2, 10.

[6Cf. Ex 17, 6.

[7Voir la lettre 14 de saint Basile.

[8Les cataractes du Nil.

[9Ces îles, encore appelées îles Fortunées, étaient considérées comme le lieu de repos des âmes vertueuses après leur mort (cf. Homère, Odyssée IV, v. 561-569 ; Hésiode, Les travaux et les jours, v. 155-173 ; Platon, Gorgias 523a, 526c.

[10Fils de Zeus condamné pour un méfait dont la nature varie selon les auteurs antiques. L’une des sanctions consistait à lui faire éprouver une angoisse mortelle, étreignant continuellement sa gorge, en plaçant au-dessus de sa tête un énorme rocher susceptible de tomber à tout moment.

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