Grégoire de Nazianze : Lettre 5, à Basile de Césarée

Mercredi 11 novembre 2009 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

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Grégoire poursuit sa correspondance avec Basile sur le même ton que dans la lettre précédente.

uisque tu prends bien la plaisanterie [1], nous allons continuer. Homère fournira le préambule : « Allons, poursuis et chante la beauté du dedans » [2], cette cabane sans toit et sans portes, ce foyer sans feu et sans fumée, ces murs desséchés par le feu pour éviter que la boue qui en dégouttait ne tombe sur nous — oui, nous étions, comme Tantale, condamné à mourir de soif au milieu de l’eau [3] —, 2. et ce pitoyable festin où l’on n’avait pas de quoi manger et auquel on nous avait invité du fond de la Cappadoce en nous faisant espérer non point la frugalité des Lotophages [4], mais le repas d’Alkinoos [5], malheureux naufragé que nous étions, nous aussi !

3. Je me souviens de ce pain que l’on nous servait et de ce que l’on appelait les brouets… et je n’oublierai jamais comment mes dents glissaient sur les croûtons, puis s’y engluaient et s’en détachaient comme au sortir de la vase ! 4. Tu peux sans doute célébrer tout cela sur un ton tragique, avec des accents sublimes que t’inspireront tes propres souffrances ; toujours est-il que si cette noble femme, vraie nourrice des pauvres — c’est-à-dire ta mère —, ne nous avait tirés de ces difficultés en se montrant à nous comme un port à des navigateurs battus par la tempête, nous serions morts depuis longtemps et l’on nous plaindrait au lieu de nous louer de notre « foi pontique » [6].

5. Comment ne pas parler de ces soi-disant jardins qui ne produisent aucun légume, et de ce fumier d’Augias que nous avons retiré de la demeure pour en couvrir les jardins ? Alors toi, mauvais plaisant, et moi, vendangeur, nous traînions ce chariot haut comme une colline, avec ce cou et ces mains qui portent encore la trace de nos travaux. Ô terre, ô soleil, ô air, ô vertu ! pourrai-je m’écrier en prenant un peu le ton de la tragédie — et nous ne voulions pas unir les rives de l’Hellespont [7], mais combler un fossé.

6. Si notre récit ne te cause aucune peine, il ne nous en fait pas davantage ; s’il te contriste, que devons-nous dire, nous qui avons subi la chose même ! Et encore, nous passons sous silence la majeure partie de nos maux, en considérant les avantages dont nous avons joui.

Source :

D’après Grégoire de Nazianze, Poèmes et lettres, choisis et traduits avec introduction et notes par Paul Gallay, Emmanuel Vitte, éditeur, Lyon 1941, p. 168-170.

[1Grégoire de Nazianze fait allusion à une lettre de Basile qui ne nous est pas parvenue.

[2Grégoire adapte la citation d’Homère (Odyssée, viii, 492) aux besoins de sa plaisanterie.

[3L’un des supplices de Tantale. Placé au milieu d’un fleuve, il ne pouvait en profiter, car se penchant sur le fleuve pour boire celui-ci s’assèchait.

[4Cf. Homère, Odyssée, ix, 84.

[5Repas somptueux offert à Ulysse par le roi des Phéaciens, Alkinoos. Voir Odyssée, viii, 59-61.

[6Allusion à la « foi punique », symbole de la mauvaise foi.

[7Nom antique des Dardanelles. Le détroit relie la mer Égée et la mer de Marmara. Xerxès au Ve siècle avant Jésus-Christ, y jeta un pont de bâteaux pour envahir la Grèce.

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