Les Pères apostoliques (IV) : Papias de Hiérapolis

Cours de patrologie de soeur Gabriel Peters o.s.b., chapitre 2
Vendredi 28 mars 2008 — Dernier ajout lundi 3 mai 2010

Vous trouverez ici le chapitre sur Papias de Hiérapolis publié dans le manuel de patrologie de Soeur Gabriel Peters. Les Pères apostoliques sont ceux qui sont réputés avoir connu les apôtres.

I. Papias de Hiérapolis

II. D’après le témoignage d’Irénée

- 1. Un auditeur de Jean
- 2. Un millénariste

III. D’après le témoignage d’Eusèbe de Césarée

- 1. Evêque d’Hiérapolis, contemporain d’Ignace d’Antioche et de Polycarpe de Smyrne
- 2. Auditeur de Jean ?
- 3. Un millénariste, un ’esprit médiocre’
- 4. Origine des Évangiles selon saint Marc et saint Matthieu
- 5. Citations du Nouveau Testament


I. Papias de Hiérapolis

Papias, évêque d’Hiérapolis, dans la Phrygie Mineure, fut le contemporain d’Ignace d’Antioche et de Polycarpe de Smyrne.

Après s’être mis en quête de tous les derniers vestiges des traditions orales concernant la vie et les discours du Seigneur, il écrivit, vers 130, une Explication des sentences du Seigneur, en cinq livres [1]. Il ne nous en reste que de très rares fragments cités par saint Irénée et par Eusèbe de Césarée.

Par son ancienneté et par l’enquête menée auprès des derniers disciples des Apôtres, le témoignage de Papias est vénérable et important, il est cependant suspect : Papias s’exprime en un style assez confus et il ne semble pas avoir un esprit critique très sûr. Ne possédant qu’une infime partie de son œuvre, il nous est impossible de porter un jugement définitif. Eusèbe, qui pouvait lire son ouvrage en entier, se montre sévère : il accuse Papias d’avoir un esprit très médiocre. Papias est un millénariste.

Les renseignements les plus importants que nous livre Papias sont ceux qui concernent l’origine de l’Évangile de Marc et de celui de Matthieu. « L’obscurité de son témoignage au sujet des deux Jean fait le désespoir de la critique » [2]. En d’autres termes, il demeure très difficile d’identifier celui que Papias nous désigne sous le nom de Jean le Presbytre.

II. D’après le témoignage d’Irénée

1. Irénée appelle Papias « un homme ancien » et « un auditeur de Jean »

  • Papias, lui aussi un auditeur de Jean et compagnon de Polycarpe, homme ancien, a témoigné par écrit dans le quatrième de ses livres. En effet, il existe cinq livres composés par lui.
    Irénée, Adv. Haer., V, 33, 4 cité aussi par Eusèbe, H.E., III, 39, 1.

2. Irénée, millénariste, cite Papias à l’appui de sa croyance

  • … des vignes naîtront dont chacune contiendra dix mille ceps, et dans chaque cep, il y aura dix mille bras, et dans chaque bras, dix mille rejetons, et dans chaque rejeton, dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq mille muids de vin ; et quand un des saints saisira une des grappes, une autre criera : « Je suis meilleure, prends-moi, et bénis Dieu à mon sujet ».
    Papias, cité par Irénée, Adv. Haer., V, 33, 3

Le millénarisme, appelé aussi chiliasme [3], est l’« erreur professée par ceux qui attendaient un règne temporel du Messie, règne dont ils fixaient parfois la durée à mille ans » [4]. Cette croyance, née de l’espérance d’Israël qui se figurait un règne messianique terrestre, prit appui sur une interprétation historicisante de textes prophétiques ou apocalyptiques [5].

L’imagerie traditionnelle des apocalypses juives passa dans l’Apocalypse chrétienne de Jean :

  • Les âmes de ceux qui furent décapités pour le témoignage de Jésus et la Parole de Dieu… reprirent vie et régnèrent avec le Christ mille années. C’est la première résurrection.
    Apocalypse, 20 [6].

Le millénarisme fut très répandu, et parmi les meilleurs esprits, au IIe siècle : le pseudo-Barnabée, saint Justin, saint Irénée, Tertullien sont millénaristes. Le IIIe s. verra le déclin de cette erreur. Au début du Ve s. encore, saint Augustin commentant longuement dans la Cité de Dieu [7] le chapitre 20 de l’Apocalypse, reconnaît qu’il avait autrefois adopté l’opinion du millénarisme, « opinion tolérable si la présence du Seigneur devait donner au sabbat des saints des délices spirituelles ».

III. D’après le témoignage d’Eusèbe de Césarée

1. Evêque d’Hiérapolis, contemporain d’Ignace d’Antioche et de Polycarpe de Smyrne

Eusèbe nous apprend que Papias est évêque d’Hiérapolis, contemporain d’Ignace d’Antioche et de Polycarpe de Smyrne (Eusèbe, H.E., 111, 36, 2)

2. Auditeur de Jean ?

Eusèbe cite un texte de Papias - l’importante préface de son œuvre - et l’interprète ensuite.
La question examinée est celle-ci : Jean le Presbytre est-il Jean l’Apôtre et Papias fût-il « auditeur de Jean » comme l’affirmait saint Irénée ? Nullement, répond Eusèbe. Avant de transcrire le texte de Papias suivi de celui d’Eusèbe, remarquons que l’évêque de Césarée devait être, a priori, hostile à Papias : farouchement anti-millénariste, il considérait personnellement l’Apocalypse, attribuée à l’Apôtre Jean, comme un livre apocryphe et il cherchait à le faire admettre comme tel [8]. En se basant sur le texte confus de Papias qu’il interprète, il est heureux d’affaiblir le témoignage quasi unanime de la tradition [9] en attribuant la composition de l’Apocalypse à un autre Jean : Jean le Presbytre [10].

Voici la préface de l’œuvre de Papias :

  • Pour toi, je n’hésiterai pas à ajouter à mes explications ce que j’ai bien appris autrefois des presbytres et dont j’ai bien gardé le souvenir, afin d’en fortifier la vérité. Car je ne me plaisais pas auprès de ceux qui parlent beaucoup, comme le font la plupart, mais auprès de ceux qui enseignent la vérité Je ne me plaisais pas non plus auprès de ceux qui font mémoire de commandements étrangers, mais auprès de ceux qui rappellent les commandements donnés par le Seigneur à la foi et nés de la vérité elle-même. Si quelque part venait quelqu’un qui avait été dans la compagnie des presbytres, je m’informais des paroles des presbytres : ce qu’ont dit André ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou quelqu’autre des disciples du Seigneur, et ce que disent Aristion et le presbytre Jean, disciples du Seigneur. Je ne pensais pas que les choses qui proviennent des livres ne fussent aussi utiles que ce qui vient d’une parole vivante et durable.
    Eusèbe, H.E., 111, 39, 3 -4

On le voit, la question est d’évaluer la portée des mots :
« ce qu’ont dit » (les Apôtres)
« ce que disent » (Aristion et le presbytre Jean)

Pour Papias, un seul mot désigne les Apôtres et les disciples du Seigneur : tous sont les Anciens, les presbytres. Jean est nommé deux fois : il semble que le presbytre Jean ne soit pas l’Apôtre nommé précédemment. Mais le langage de Papias est maladroit et, de plus, saint Irénée et le prologue antimarcionite de l’évangile de saint Jean nous transmettent, dès le IIe s., la tradition suivante : Papias fut auditeur de Jean l’Apôtre. Cette opinion se base-t-elle sur la préface de l’œuvre de Papias ? Il y aurait lieu de le croire. Cependant rien de tel n’y est affirmé.
Voici l’interprétation d’Eusèbe :

  • Ici, il est convenable de remarquer que Papias compte deux fois le nom de Jean : il signale le premier des deux avec Pierre et Jacques et Matthieu et les autres apôtres, et il indique clairement l’évangéliste ; pour l’autre Jean, après avoir coupé son énumération, il le place avec d’autres en dehors du nombre des apôtres ; il le fait précéder d’Aristion et le désigne clairement comme un presbytre. Papias… reconnaît avoir reçu les paroles des apôtres par l’intermédiaire de) ceux qui les ont fréquentés ; il dit d’autre part avoir été lui-même l’auditeur d’Aristion et de Jean le presbytre : en effet, il les mentionne souvent par leurs noms dans ses écrits pour rapporter leurs traditions.
    Eusèbe, H.E., 111, 39, 5 et 7.

« Pour tendancieuse qu’elle fût, l’interprétation d’Eusèbe n’en est pas moins perspicace » [11].
En fait, Papias ne dit même pas, dans ce fragment, ce que concède Eusèbe : qu’il fut auditeur de Jean le presbytre. Citons encore le prologue antimarcionite de l’évangile de Jean [12]. Son témoignage est antérieur à celui de saint Irénée.

  • L’Evangile de Jean fut manifesté et donné aux Eglises par Jean, de son vivant, ainsi que Papias d’Hiérapolis, cher disciple de Jean, le rapporte dans les cinq derniers livres de son ouvrage, les Exégèses. Il écrivit l’Evangile sous la dictée de Jean. Marcion, l’hérétique, fut à bon droit réprimandé par lui pour avoir des sentiments contraires et il fut rejeté par Jean. Il était venu muni d’écrits et de lettres de recommandation émanant des frères qui résident en la province du Pont [13].

Discutant ce texte, le Père Braun conclut, en se référant au jugement d’un savant anglais, W.F. Howard : « Parmi plusieurs éléments de valeur douteuse, il est clairement établi que l’Evangile de Jean fut donné aux Eglises par Jean, de son vivant, et que, de ce fait, Papias témoigne dans ses, cinq livres d’Exégèses ».

3. Un millénariste, un « esprit médiocre »

Eusèbe nous dit que Papias a appris une « histoire merveilleuse » des filles de l’apôtre Philippe qui avait séjourné à Hiérapolis, et il signale sans s’y étendre quelques récits de Papias [14].
Ensuite, parmi les renseignements « bizarres » et « tout à fait fabuleux » de Papias, Eusèbe signale le millénarisme.
C’est dans ce contexte qu’Eusèbe émet ce jugement : Papias est un esprit médiocre :

  • Il (le même Papias) dit qu’il y aura mille ans après la résurrection des morts et que le règne du Christ aura lieu corporellement sur cette terre. Je pense qu’il suppose tout cela après avoir compris de travers les récits des apôtres et qu’il n’a pas saisi les choses dites par eux en figures et d’une manière symbolique. En effet, il parait avoir été tout à fait petit par l’esprit, comme on peut s’en rendre compte par ses livres ; cependant il a été cause qu’un très grand nombre d’écrivains ecclésiastiques, après lui, ont adopté les mêmes opinions que lui, confiants dans son antiquité : c’est là ce qui s’est produit pour Irénée et pour d’autres qui ont pensé les mêmes choses que lui.
    Eusèbe, H.E., III, 39, 12-13.

4. Origine des Évangiles selon saint Marc et saint Matthieu

Eusèbe cite les fragments de l’œuvre de Papias sur l’origine des évangiles selon saint Marc et saint Matthieu [15] :

  • « Et voici ce que disait le presbytre : Marc qui était l’interprète de Pierre a écrit avec exactitude, mais pourtant sans ordre, tout ce dont il se souvenait de ce qui avait été dit ou fait par le Seigneur. Car il n’avait pas entendu ni accompagné le Seigneur ; mais plus tard, comme je l’ai dit, il a accompagné Pierre. Celui-ci donnait ses enseignements selon les besoins, mais sans faire une synthèse des paroles du Seigneur. De la sorte, Marc n’a pas commis d’erreur en écrivant comme il se souvenait. Il n’a eu, en effet, qu’un seul dessein, celui de ne rien laisser de côté de ce qu’il avait entendu et de ne tromper en rien dans ce qu’il rapportait ».
    Eusèbe, H. E., III, 39, 15.
  • Sur Matthieu, Papias dit ceci : « Matthieu réunit donc en langue hébraïque les logia (de Jésus) et chacun les interpréta comme il en était capable ».
    Eusèbe, H. E., III, 39, 16.

L’importance de ces passages est incontestable car « Papias est le plus ancien témoin qui nous ait rapporté des souvenirs touchant l’origine humaine des évangiles » [16].

5. Citations du Nouveau Testament

Au dire d’Eusèbe, Papias utilise la 1re épître de Jean, la 1re épître de Pierre et raconte l’histoire de la femme accusée de nombreux péchés.

De cette analyse il ressort clairement que l’ancienneté de Papias ne suffit pas à en garantir le témoignage.
Le champ reste ouvert aux recherches pour tout témoignage qui reposerait sur le sien.

Sources :

Soeur Gabriel Peters, Lire les Pères de l’Église. Cours de patrologie, DDB, 1981.
Avec l’aimable autorisation des Éditions Migne.

[1On traduit souvent le titre de l’œuvre de Papias par le mot Exégèses.

[2Voir A. Puech, Histoire de la littérature grecque chrétienne, Paris 1928, II, p. 100.

[3Du grec χίλια : mille.

[4Voir Bardy, DTC, X, art. Millénarisme.

[5Voir Is 9 et 11 ; Deutéro-Isaïe 54 et 60 ; Ezéchiel 40 et 47 ; Daniel 7 et 12 ; les apocalypses apocryphes juives telles le Livre des Jubilés, Hénoch, etc.

[6Tout ce chapitre de l’Apocalypse serait à relire. Mgr Cerfaux et le P. Cambier le commentent ainsi : « C’est la tradition juive relativement récente d’un règne messianique temporaire suivi d’un règne définitif dans le siècle futur que s. Jean utilise ici, il voulait par là exprimer d’une manière imagée - les chiliastes de toutes nuances ont eu tort, malgré leur bonne foi d’ailleurs, d’historiciser cette image -, la condition privilégiée des martyrs et encourager les persécutés chrétiens » L. Cerfaux, J. Cambier, L’Apocalypse de s. Jean lue aux chrétiens, Paris 1955, « Lectio Divina », p. 174.

[7Livre XX, ch. 7 et sv.

[8Voir HE, III, 25, 4, etc…

[9Saint Justin, saint Irénée, Clément d’Alexandrie, Tertullien, le Canon de Muratori, Hippolyte de Rome attribuent l’Apocalypse à saint Jean. Au IVe siècle, par contre, en Orient, saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Chrysostome ne comptent même pas l’Apocalypse au nombre des livres du Nouveau Testament.

[10Voir HE III, 39, 6.

[11F.-M. Braun, Jean le Théologien, I, Paris 1959, p. 359. Il est intéressant de lire l’analyse minutieuse du P. Braun à ce sujet, voir p. 357-360.

[12Marcion n’admettait, en le corrigeant, que le seul évangile de Luc : aucun lien avec l’Ancien Testament ne pouvant subsister pour lui. On fit alors souvent précéder les évangiles de prologues attestant leur autorité. Les prologues latins antimarcionites que nous avons conservés datent du IIIe s., mais ils sont la traduction de prologues grecs que l’on peut dater des envirions de 160-170 et ils provienent de Rome.

[13On trouvera le texte latin et la discussion de ce texte dans F.-M. Braun, o. c., tome I, p. 345-350.

[14Voir Eusèbe, H.E., III, 39, 8-10.

[15Lire Introduction à la Bible, II, A. Robert, A. Feuillet, Tournai, 1959, p. 188-190 sur l’interprétation du témoignage concernant saint Matthieu, et p. 222-223 sur l’interprétation du témoignage concernant saint Marc.

[16Voir G. Bardy, DTC, article Papias, col. 1946.

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