S’il est vrai qu’il faut au moins frapper trois coups pour avoir quelque certitude de se faire entendre et qu’aucune institution ne saurait être tenue pour tant soit peu solide qu’elle n’ait fait au moins trois fois ses preuves, on admettra bien volontiers qu’avec la parution de ce troisième volume, la collection Études syriaques franchit le seuil de productivité qui lui permet, non seulement de s’autoriser désormais comme telle, mais d’envisager sereinement une fécondité à la mesure des multiples centres d’intérêts qu’elle se propose d’honorer, de manière à quadriller aussi finement que possible la « syriacité [1] » comme entité culturelle, du moins à en pointer les lieux particulièrement indiciels. Quoi qu’il en soit de connexions bien réelles et qui mériteraient du reste qu’on les examine [2], l’on n’aura guère de peine à saisir la différence qui existe entre l’objet de la troisième table ronde de la Société des études syriaques (18 novembre 2005), et ceux qui avaient motivé des deux précédentes. En effet, si les inscriptions sont des vestiges, si les apocryphes sont des textes, les liturgies sont des réalités douées d’une historicité plénière puisque aussi bien, intimement « traditionnelles » au sens actif du terme, elles continuent de vivre et de ramifier au présent. Bref, le liturgiste - qui se double toujours nécessairement d’un historien - les reconnaît comme des formes essentiellement évolutives et relativement perméables les unes aux autres, comme des structures aussi vivantes que toutes les instances qu’elles mettent en jeu.
S’intéresser aux liturgies syriaques, c’est prendre en considération une double complexité. La première est d’ordre conjoncturel ou historique. Car le pluriel, ici - les liturgies - ne relève pas de la simple élégance stylistique : il est intentionnel, il est inévitable même pour qui entend rendre compte des faits. L’histoire politico-ecclésiale du Proche et du Moyen-Orient chrétiens, celle de ses fractures théologiques et des grands courants d’influence (byzantine, arabe, latine) qui ont contribué à sa diversification comme à ses homogénéisations relatives, a généré une pluralité de formes liturgiques qui ne laissent pas de révéler leurs racines et leur références communes, ni de concerter entre elles, ni surtout de se présenter - fait capital, et quoi qu’il en soit de l’usage du grec et de l’arabe - sous l’accolade de la même langue syriaque. Aussi quiconque se penche sur les liturgies syriaques doit-il pratiquer constamment une sorte d’œcuménisme méthodologique, modalité particulière d’un œcuménisme proprement ecclésial, lequel se trouvait en la circonstance fort heureusement stimulé et comme symbolisé par la tenue de cette troisième table ronde à l’Institut protestant de théologie de Paris, sur l’aimable invitation de Jacques-Noël Pérès, au demeurant contributeur du précédent volume.
La seconde complexité à prendre en compte en la matière est d’ordre constitutif et structurel, selon que nous l’avons déjà donné à sentir : elle tient à la nature même de la liturgie comme concept et comme fait concret. Car nous nous trouvons ici en présence, non plus d’un genre linéaire ou littéraire particulier, mais d’un phénomène culturel singulièrement riche et complet et, pour autant, susceptible de maintes voies d’accès épistémologique qui se reconnaîtront aisément dans l’architecture du présent ouvrage. Certes, les nécessaires limites de cette préface comme l’objectif spécifique de la collection font qu’il n’y a pas de lieu de proposer ici, in abstracto (mais est-ce jamais possible ?), une réflexion théorique sur l’essence de la liturgie, mais il est difficile de ne pas esquisser dès le principe - et d’un point de vue que je qualifierais volontiers de strictement phénoménologique et culturel - une espèce de définition de la liturgie chrétienne [3], ni de ressaisir ses grands éléments constitutifs qui trouvent, selon les époques et les aires géographiques considérées, autant de concrétisations et de réalisations analogiques. C’est la raison pour laquelle l’approche plurielle que cet ouvrage collectif totalise satisfera profondément, pensons-nous, non seulement les spécialistes proprement dits de la syriacité, mais les liturgistes eux-mêmes, en leur offrant, sur la base d’un spécimen particulièrement significatif, l’illustration de bien des traits généraux et de ce génie intimement organisateur qui caractérise la liturgie en maints domaines. Car prendre connaissance d’une liturgie, d’une aire liturgique, quelle qu’elle soit, c’est vérifier le principe général selon lequel la liturgie est une manière particulière de « bâtir » le temps (pour reprendre une expression d’Abraham Heschel), de bâtir l’espace - c’est une évidence -, mais aussi de bâtir l’Écriture (pensons aux lectionnaires) selon une partition qui, différente de la simple succession livresque de la Bible, engage déjà par elle-même toute une herméneutique ; de bâtir une ritualité, ou plus exactement des systèmes rituels, à partir d’éléments dont la sélection et l’articulation mutuelle ont valeur signalétique (pensons aux anaphores) ; de bâtir un univers symbolique et, à travers tout cela, en définitive, de bâtir l’homme lui-même. Car la liturgie, si divine qu’elle se conçoive dans son principe et dans son but, demeure incompréhensible sans sa riche matière anthropologique et sociale ; elle est éminemment révélatrice de l’homme, dans la modalité relationnelle de son existence.
En énumérant tous ces éléments connexes que la liturgie met en forme pour se constituer elle-même comme module de culture humaine, nous avons déjà esquissé le sommaire, pour ainsi dire, des contributions qui composent ce volume et qui sont autant de pistes à poursuivre. L’itinéraire, intentionnellement conçu, sera le suivant : visite archéologique du plan au sol ; lecture du cycle temporal et de sa portée mystagogique ; généalogie et repérage des grandes familles d’anaphores ; inventaire des documents manuscrits, puis imprimés, qui sont porteurs des différents actes ou éléments de la liturgie ; description et interprétation des séquences rituelles propres aux « sacrements » autres que l’eucharistie proprement dite, qu’il s’agisse du baptême, du mariage ou de la consécration des églises ; histoire d’un genre littéraire liturgique particulièrement développé dans le domaine syriaque : l’hymnographie. Pour terminer, l’on examinera l’incidence de la latinisation à ses divers degrés.
Avec les liturgies syriaques nous avons, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la main heureuse : le liturgiste et l’orientaliste en effet, chacun avec sa visée propre, trouvent en elles un cas de figure tout à fait insigne, et c’est là, sans doute, que nous en venons au fait essentiel. Il n’est pas téméraire, en effet, d’affirmer que les liturgies, dans leurs expressions et leurs monuments les plus divers, constituent une vitrine, un lieu - sinon le lieu - d’observation majeur de la syriacité comme nous l’avons définie. Une longue et difficile histoire atteste suffisamment qu’il y a là, plus qu’un simple aspect parmi d’autres, un signalement d’identité, un véritable catalyseur culturel dont la puissance fédératrice transcende la partition en cinq familles liturgiques et semble même y trouver prétexte. Autrement dit, comme culture solidaire d’autres cultures de l’Orient chrétien, la syriacité s’affirme et s’identifie immédiatement comme culture liturgique, ne serait-ce que sur l’indice de la langue qui assure sa cohésion, puisque c’est comme véhicule de la liturgie et des genres littéraires proprement liturgiques (madrašâ, mimrâ) que celle-ci a acquis sa notoriété. Qu’il s’agisse des manuscrits scrupuleusement et artistement spécialisés à l’usage de tel ou tel ministre, de l’hymnographie d’Éphrem, de l’homilétique de Jacques de Saroug, de l’exceptionnel ensemble architectural du massif Calcaire, de cette cheville ouvrière du dispositif rituel qu’est le bêma, du riche contenu sémantique du terme râzâ (pour ne mettre en relief que quelques exemples frappants), c’est bien toujours en relation avec la liturgie que la syriacité montre son visage le plus personnel, jusqu’à présenter des originalités pures et simples, telle l’anaphore d’Addaï et Mari qui aura bonne place dans cet ouvrage. Comment oublier d’autre part qu’à l’heure actuelle c’est tout particulièrement dans une vitalité liturgique reconstituée que les diverses diasporas chrétiennes de Turquie ou d’Irak trouvent un facteur de persévérance identitaire en terre d’exil ?
Les diverses contributions qui composent ce volume donnent à mesurer combien il y a avantage à rencontrer les faits liturgiques eux-mêmes dans leur individualité et leur richesse, dussent-ils dérouter et ébranler les constructions a priori, celle du théologien en particulier ; elles consonnent également dans l’aveu de la difficulté qu’il y a bien souvent à les interpréter, qu’il s’agisse d’un texte, d’un rituel ou d’un site monumental. Il y avait certainement plus qu’une opportunité à ce qu’existât enfin un ouvrage spécialement consacré aux liturgies syriaques et aux diverses problématiques qu’elles mettent en jeu, car, touchant à ce domaine, l’on était par trop contraint jusqu’à ce jour, il faut bien le reconnaître, à glaner çà et là les éléments d’information qui permettent de s’en faire quelque idée. Dans sa cohérence, l’ouvrage a donc valeur de guide. On aura soin de remarquer néanmoins qu’il dresse, à maintes reprises, l’inventaire de tout ce qui reste à accomplir (répertoriation des manuscrits, édition critique des anaphores etc.). Il a donc aussi - et dans une mesure considérable - valeur programmatique.
Les organisateurs de la rencontre du 18 novembre 2006 avaient émis le vœu que le Père Henri-Irénée Dalmais pût y participer, attendu la finesse et la valeur pédagogique de ses travaux qui ont largement contribué à éveiller l’intérêt pour les liturgies de l’Orient chrétien. Sans avoir altéré ni son enthousiasme ni l’étonnante ouverture de son intelligence, le grand âge lui rendait tout déplacement difficile. Comme j’écris cette préface dont il eût été tellement indiqué qu’il la rédigeât, il vient de nous quitter. Pouvons-nous mieux honorer sa mémoire qu’en lui dédicaçant cet ouvrage à titre posthume, dans « la grande espérance de la résurrection des morts [4] » ?