Benoît XVI : Saint Augustin, le Dieu intime (III)

Dimanche 13 juillet 2008 — Dernier ajout samedi 10 avril 2010

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Audience générale du 30 janvier 2008. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 31 janvier. Paru dans La Documentation Catholique n° 2397 du 02/03/2008, p. 215. (*)

Chers Frères et Sœurs, Chers Amis,

Passée la Semaine de prière pour l’Unité des chrétiens, nous revenons aujourd’hui à la grande figure de saint Augustin. Mon bien-aimé prédécesseur, Jean-Paul II, lui a consacré en 1986, c’est-à-dire pour le seizième centenaire de sa conversion, un long et dense document, la Lettre apostolique Augustinum Hipponensem. [1] Le Pape lui-même a voulu qualifier ce texte de « remerciement à Dieu pour le don fait à l’Église, et par elle à toute l’humanité, de cette admirable conversion ». Je pense revenir sur le thème de la conversion lors d’une prochaine audience ; c’est un thème fondamental, non seulement dans sa vie personnelle, mais aussi pour la nôtre. Dans l’évangile de dimanche dernier, le Seigneur lui-même a résumé sa prédication par ces mots : « Convertissez-vous ». En suivant le cheminement de saint Augustin, nous pourrons méditer sur la nature de cette conversion : c’est quelque chose de définitif, de décisif, mais la décision fondamentale doit se développer, se réaliser, dans toute notre vie.

La catéchèse d’aujourd’hui sera cependant consacrée au thème « foi et raison », qui est un thème déterminant ou, mieux, le thème déterminant dans la biographie de saint Augustin. Dès l’enfance, sa mère Monique lui avait enseigné la foi catholique. Mais à l’adolescence, il avait abandonné cette foi parce qu’il ne parvenait plus à en voir le bien-fondé raisonnable, et qu’il ne voulait pas d’une religion qui ne soit pas à ses yeux aussi une expression de la raison, c’est-à-dire de la vérité. Sa soif de vérité était radicale et le conduisait à s’éloigner de la foi catholique. Mais cette radicalité était telle qu’il ne pouvait se contenter de philosophies qui n’arrivaient pas à la vérité elle-même, qui n’arrivaient pas jusqu’à Dieu. Et à un Dieu qui ne soit pas simplement une dernière hypothèse cosmologique, mais qui soit le vrai Dieu, le Dieu qui donne la vie et qui entre dans notre vie elle-même. Ainsi, tout l’itinéraire intellectuel et spirituel de saint Augustin constitue un modèle valable encore aujourd’hui en ce qui concerne le rapport entre foi et raison, un thème non seulement pour les croyants mais pour tout homme en recherche de vérité, un thème central pour l’équilibre et la destinée de tout être humain. Ces deux dimensions, foi et raison, ne doivent pas être séparées ni opposées, mais doivent plutôt toujours aller de pair. Comme l’écrivait Augustin lui-même après sa conversion, la foi et la raison sont « les deux forces qui nous conduisent à la connaissance. » [2] Sur ce point sont restées célèbres à juste titre deux formules augustiniennes [3] qui expriment cette synthèse cohérente entre foi et raison : crede ut intelligas (crois pour comprendre) - croire, c’est ouvrir la porte à la vérité - mais aussi et également intellige ut credas (comprends pour croire) - scrute la vérité pour pouvoir trouver Dieu et croire.

La proximité de Dieu avec l’homme

Les deux affirmations d’Augustin expriment avec netteté, de manière directe et profonde, une synthèse de ce problème, dans laquelle l’Église catholique reconnaît l’expression de son chemin. D’un point de vue historique, parlant, cette synthèse s’est cristallisée, dès avant la venue du Christ, dans la rencontre entre la foi hébraïque et la pensée grecque, au sein du judaïsme hellénistique. Puis au cours de l’histoire, cette synthèse fut reprise et développée par un grand nombre de penseurs chrétiens. L’harmonie entre foi et raison signifie avant tout que Dieu n’est pas éloigné : il n’est pas éloigné de notre raison et de notre vie ; il est proche de tout être humain, proche de notre cœur et proche de notre raison, si nous nous mettons réellement en chemin.

C’est justement cette proximité de Dieu avec l’homme que découvrit Augustin avec une extraordinaire intensité. La présence de Dieu dans l’homme est profonde et elle est en même temps mystérieuse, mais elle peut être reconnue et découverte dans l’intimité de l’être : il ne s’agit pas de sortir, affirme le converti : « Sache donc où est l’accord parfait, mais ne va pas au dehors, cherche en toi-même ; la vérité réside dans l’homme intérieur ; et si ta nature te paraît trop inconstante, élève-toi plus haut. Mais souviens-toi que t’élever au-dessus de toi c’est t’élever au-dessus de la raison. Monte donc jusqu’au foyer où s’allume le flambeau de cette raison. » [4] Comme il le souligne lui-même en une célèbre affirmation au début des Confessions, son autobiographie spirituelle écrite à la louange de Dieu : « Tu nous as faits pour toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi. » [5]

L’éloignement de Dieu équivaut alors à un éloignement de soi-même : « Toi, en effet, reconnaît saint Augustin [6] en s’adressant directement à Dieu, tu étais intérieur à l’intimité, supérieur aux sommités de mon âme » (interior intimo meo et superior summo meo) ; si bien que, ajoute-t-il plus avant, en se souvenant du temps antérieur à sa conversion, « où étais-je, quand je te cherchais ? Tu étais devant moi ; mais, absent de moi-même et ne me trouvant pas, que j’étais loin de te trouver ! » [7] C’est bien parce qu’Augustin a vécu personnellement cet itinéraire intellectuel et spirituel, qu’il a su le rapporter dans ses œuvres si franchement et avec tant de profondeur et de sagesse, reconnaissant en deux autres célèbres passages des Confessions [8] que l’homme est « une grande énigme » (magna quæstio) et un grand abîme (grande profundum), énigme et abîme que seul Dieu éclaire et sauve. Cela est important : un homme qui est loin de Dieu est également loin de lui-même, il est aliéné à soi, et ne peut se retrouver que dans la rencontre de Dieu. Ainsi arrivera-t-il à soi, à son véritable moi, à sa véritable identité.

La rencontre qui a changé sa vie

L’être humain, souligne ensuite Augustin [9] est social par nature mais antisocial par vice, et il est sauvé par le Christ, unique médiateur entre Dieu et l’humanité et « voie universelle de la liberté et du salut », comme l’a répété mon prédécesseur Jean-Paul II [10] : « Hors de cette voie, qui jamais n’a fait défaut aux hommes, affirme encore Augustin dans cette même œuvre, nul n’a été délivré, nul n’est délivré, nul ne sera délivré. » [11] Comme unique médiateur du salut, le Christ est la tête de l’Église, et il lui est mystiquement uni, au point qu’Augustin peut affirmer : « Nous sommes devenus le Christ. Car s’il est notre chef, nous sommes ses membres ; nous composons, lui et nous, son humanité tout entière. » [12]

Peuple de Dieu et demeure de Dieu, l’Église est donc étroitement liée au concept du Corps du Christ dans la vision augustinienne fondée sur la relecture christologique de l’Ancien Testament et sur la vie sacramentelle centrée sur l’Eucharistie, dans laquelle le Seigneur nous donne son Corps et nous transforme en son Corps. Il est fondamental alors que l’Église, peuple de Dieu, dans un sens christologique et non pas dans un sens sociologique, soit véritablement insérée dans le Christ, lequel, affirme Augustin dans une page magnifique, « prie pour nous, prie en nous, et reçoit nos prières. Il prie pour nous comme notre prêtre, il prie en nous comme notre chef, il reçoit nos prières comme notre Dieu. Reconnaissons donc que simultanément nous parlons en lui et qu’il parle en nous. » [13]

Dans la conclusion de sa Lettre apostolique Augustinum Hipponensem, Jean-Paul II a voulu demander au saint ce qu’il aurait à dire aux hommes d’aujourd’hui, et la réponse ce sont les mots mêmes qu’Augustin écrivait dans une lettre dictée peu après sa conversion : « Il me semble bon de ramener à l’espérance de découvrir la vérité ceux que les rhéteurs, par le génie de leur langage, détourneraient de la connaissance des choses » [14] ; cette vérité est le Christ en personne, Dieu véritable, à qui est adressée une des prières les plus belles et les plus célèbres des Confessions [15] : « Je t’ai aimée très tard, beauté si ancienne, beauté si nouvelle, je t’ai aimée très tard. Eh quoi ! tu étais au-dedans, moi au-dehors de moi-même ; et c’est au-dehors que je te cherchais ; et je poursuivais de ma laideur la beauté de tes créatures. Tu étais avec moi, et je n’étais pas avec toi, retenu loin de toi par tout ce qui, sans toi, ne serait que néant. Tu m’appelais, et voilà que ton cri force la surdité de mon oreille ; ta splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement ; ton parfum, je le respire, et voilà que je soupire pour toi ; je t’ai goûtée, et me voilà dévoré de faim et de soif ; tu m’as touché, et je brûle du désir de ta paix. »

Eh bien voilà, Augustin a rencontré Dieu et durant toute sa vie il en fit l’expérience, au point que cette réalité - avant tout une rencontre avec une Personne, Jésus - lui a changé la vie, comme elle change celle de tous ceux, hommes et femmes de tous temps, qui ont la grâce de la rencontrer. Prions pour que le Seigneur nous donne cette grâce et nous fasse ainsi trouver sa paix.

En savoir plus…

Traduction du Fr. Michel Taillé pour La Documentation Catholique.

[1Voir DC 1986, n. 1925, p. 833 ss.

[2Contre les philosophes de l’Académie, III, 20, 43.

[3Sermons, 43, 9.

[4De la vraie religion, 39, 72.

[5Voir, I, 1, 1.

[6Confessions, III, 6, 11.

[7Confessions, V, 2, 2.

[8Voir IV, 4, 9 et 14, 22.

[9La Cité de Dieu, XII, 27.

[10Augustinum Hipponensem, 21

[11La Cité de Dieu, X, 32, 2.

[12Traité sur l’Évangile de saint Jean, 21, 8.

[13Discours sur les psaumes, 85, 2.

[14Epistulae, 1, 1

[15X, 27, 38.

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