Benoît XVI : Saint Clément de Rome

Lundi 3 septembre 2007 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

Audience générale du 7 mars 2007. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 8 mars. Paru dans La Documentation Catholique n° 2377 du 01/04/2007, p. 346. (*)

Chers Frères et Sœurs,

Ces derniers mois nous avons médité sur chacune de ces grandes figures, mentionnés dans les écrits néo-testamentaires, que sont les Apôtres et les premiers témoins de la foi chrétienne. Nous allons maintenant consacrer notre attention aux Pères apostoliques, c’est-à-dire aux première et deuxième générations de l’Église après les Apôtres. Ainsi pourrons-nous voir les premiers pas de l’Église sur le chemin dans l’histoire.

Saint Clément, évêque de Rome dans les dernières années du Ier siècle, est le troisième successeur de Pierre, après Lin et Anaclet. En ce qui concerne sa vie, le témoignage le plus important est celui de saint Irénée, évêque de Lyon jusqu’en 202. Il atteste que Clément « avait vu les Apôtres », qu’« il les avait rencontrés », et qu’« il avait encore dans l’oreille leur prédication, et devant les yeux leur tradition » (Adv. Hæreses, 3, 3, 3). Des témoignages tardifs, du IVe au VIe siècle, donnent à Clément le titre de martyr.

L’autorité et le prestige de cet évêque de Rome étaient tels qu’on lui attribua des écrits divers, mais la seule œuvre qui soit certainement de lui est une Lettre aux Corinthiens. Eusèbe de Césarée, le grand « archiviste » des origines chrétiennes, la présente en ces termes : « Nous a été transmise une grande et admirable lettre de Clément, reconnue comme authentique. Il l’écrivit, de la part de l’Église de Rome, à l’Église de Corinthe (…) Nous savons que depuis longtemps, et encore de nos jours, on en fait lecture publique lors des réunions de fidèles » (Hist. ecclesiastica, 3,16).

On attribua à cette lettre un caractère quasi canonique. Au début de son texte, rédigé en grec, Clément se lamente du fait que « des adversités imprévues, arrivées l’une après l’autre » (1, 1) l’ont empêché d’intervenir plus opportunément. Par ces « adversités », il faut comprendre la persécution par Domitien : d’où on peut conclure que la lettre doit remonter à une période suivant immédiatement la mort de l’empereur et la fin de la persécution, c’est-à-dire aussitôt l’année 96.

Mission de l’Église de Rome

L’intervention de Clément - nous sommes encore au Ier siècle - était provoquée par les graves problèmes auxquels était confrontée l’Église de Corinthe : des prêtres de la communauté, en effet, étaient déposés par quelques jeunes contestataires. La douloureuse affaire nous est racontée, encore une fois, par saint Irénée, lequel écrit : « Sous Clément, comme s’était élevée une opposition, qui n’était pas mince, entre les frères de Corinthe, l’Église de Rome envoya aux Corinthiens une lettre très importante pour qu’ils se réconcilient dans la paix, renouvellent leur foi et annoncent la tradition récemment reçue des Apôtres » (Adv. Hæreres, 3, 3, 3). Nous pourrions donc dire que cette lettre constitue un premier exercice de la primauté romaine après la mort de saint Pierre. La lettre de Clément reprend des thèmes chers à saint Paul, lorsqu’il avait écrit deux grandes épîtres aux Corinthiens : en particulier la dialectique théologique, perpétuellement actuelle, qu’il y a entre la réalité du salut et la nécessité de l’engagement moral. Le Seigneur nous prévient et nous donne le pardon, il nous donne son amour, la grâce d’être chrétiens, ses frères et sœurs. C’est une annonce qui remplit de joie notre vie et donne la sécurité à notre action : le Seigneur nous prévient toujours par sa bonté, et la bonté du Seigneur est toujours plus grande que tous nos péchés. Mais il nous faut nous engager en cohérence avec le don reçu et répondre à l’annonce du salut par une démarche de conversion généreuse et courageuse. Par rapport au modèle paulinien, la nouveauté de Clément est qu’il fait suivre la partie doctrinale et la partie pratique, constitutives de toutes les lettres pauliniennes, d’une « grande prière », qui pratiquement, conclut la lettre.

Le motif premier de la lettre offre à l’évêque de Rome la possibilité d’une ample intervention sur l’identité de l’Église et sur sa mission. Si à Corinthe il y eut des abus, observe Clément, la cause est à rechercher dans l’affaiblissement de la charité et d’autres vertus chrétiennes indispensables. Et c’est pour cela qu’il rappelle les fidèles à l’humilité et à l’amour fraternel, les deux vertus vraiment constitutives de l’être de l’Église : « Nous sommes une portion sainte, les admoneste-t-il, il nous faut donc accomplir tout ce qu’exige la sainteté » (30, 1). En particulier, l’évêque de Rome rappelle que le Seigneur lui-même « a établi où, et par qui, il veut que soient remplis les offices liturgiques, afin que toute chose, faite saintement et selon son bon plaisir, soit agréable à sa volonté… Au pontife suprême, en effet, sont confiées des fonctions liturgiques qui lui sont propres, aux prêtres a été alloué leur propre rôle, aux lévites reviennent des fonctions appropriées. À l’homme laïc sont confiées les fonctions laïques » (40, 1-5 : on note ici, que dans cette lettre de la fin du Ier siècle, apparaît pour la première fois dans la littérature chrétienne le terme grec laikós, qui signifie « membre du laos », c’est-à-dire « membre du Peuple » de Dieu).

De cette façon, en référence à la liturgie de l’ancien Israël, Clément dévoile son idéal de l’Église. Elle est réunie par l’« effusion en nous de l’unique Esprit de grâce » infusé dans les divers membres du Corps du Christ, en qui tous, unis sans aucune séparation, sont « membres les uns des autres » (46, 6-7). La distinction nette entre le laïc et la hiérarchie ne signifie nullement une opposition, mais seulement cette connexion organique d’un corps, d’un organisme, aux diverses fonctions. En effet, l’Église n’est pas un lieu de confusion et d’anarchie, où chacun à tout moment peut faire ce qu’il veut : chacun, dans cet organisme à la structure articulée, exerce son ministère selon la vocation reçue. En ce qui regarde les chefs des communautés, Clément explique clairement la doctrine de la succession apostolique. En dernière analyse, les normes qui la régissent viennent de Dieu même. Le Père a envoyé Jésus-Christ, lequel à son tour a donné mandat aux Apôtres. Puis ceux-ci ont envoyé les premiers responsables des communautés lesquels ont établi que d’autres hommes dignes leur succéderaient. Ainsi, tout procède « de façon ordonnée selon la volonté de Dieu » (42). Par ces mots, par ces phrases, saint Cément souligne comment l’Église est structurée sacramentellement et non pas politiquement. L’action de Dieu qui vient vers nous dans la liturgie précède nos décisions et nos idées. L’Église est avant tout un don de Dieu et non pas notre création, et, ainsi, cette structure sacramentelle qui est la sienne n’y garantit pas seulement l’organisation commune mais encore la prééminence du don de Dieu, dont nous avons tous besoin.

Pouvoir des institutions, souveraineté divine

Finalement, la « grande prière » confère un souffle cosmique aux argumentations qui la précèdent. Clément loue Dieu et le remercie pour sa merveilleuse providence d’amour, qui a créé le monde et continue à le sauver et à le sanctifier. La supplication pour les gouvernants prend un relief particulier. Après les textes du Nouveau Testament, elle représente la plus ancienne prière pour les institutions politiques. Ainsi, au lendemain de la persécution, les chrétiens, même sachant bien que les persécutions vont continuer, ne cessent pas de prier pour ces mêmes autorités qui les ont injustement condamnés. La motivation est avant tout d’ordre christologique : il faut prier pour les persécuteurs, comme le fit Jésus en Croix. Mais cette prière comporte également un enseignement qui, au long des siècles, guide les chrétiens dans leur attitude envers la politique et l’État. Priant pour les autorités, Clément reconnaît la légitimité des institutions politiques dans l’ordre établi par Dieu ; en même temps, il manifeste le souci que les autorités soient dociles à Dieu et « exercent le pouvoir que leur a donné Dieu pour la paix et pour la mansuétude dans la piété » (61, 2). César n’est pas tout. Une autre souveraineté le dépasse, dont l’origine et la nature ne sont pas de ce monde mais « d’en-haut » : c’est celle de la Vérité, qui revendique, y compris devant l’État, le droit d’être écoutée.

Ainsi, la lettre de Clément aborde de nombreux sujets d’une permanente actualité. Elle est d’autant plus significative qu’elle représente, dès la fin du Ier siècle, la sollicitude de l’Église de Rome qui préside sur toutes les autres Églises dans la charité. Avec le même Esprit, faisons nôtres les invocations de la « grande prière », quand l’évêque de Rome se fait la voix du monde entier : « Oui, ô Seigneur, fais resplendir sur nous ton visage dans le bien de la paix ; protège-nous de ta main puissante (…). Nous te rendons grâces par le Grand-Prêtre guide de notre âme, Jésus-Christ, par qui soient à toi la gloire et la louange, maintenant et de génération en génération dans les siècles des siècles. Amen » (60-61).

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Traduction du Fr. Michel Taillé pour La Documentation Catholique.

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