Benoît XVI : Saint Isidore de Séville

Samedi 18 avril 2009 — Dernier ajout samedi 10 avril 2010

Audience générale du 18 juin 2008. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 19 juin. Paru dans La Documentation Catholique n° 2407 du 03/08/2008, p. 725. (*)

Chers Frères et Sœurs,

Je voudrais parler aujourd’hui de saint Isidore de Séville. Il était le frère cadet de Léandre, évêque de Séville, qui était grand ami du Pape Grégoire le Grand. Il s’agit d’une donnée culturelle et spirituelle indispensable pour comprendre la personnalité d’Isidore. Ce dernier, en effet, doit beaucoup à Léandre, personnage fort exigeant, studieux et austère, qui avait créé autour de son cadet un environnement familial caractérisé par des exigences ascétiques propres à celles d’un moine et par des rythmes de travail tels que l’exige un engagement sérieux dans l’étude. Léandre s’était de plus préoccupé de prévoir le nécessaire pour faire face à la situation politique et sociale de l’époque : ces décennies étaient, en effet, celles où les Wisigoths, barbares ariens ayant envahi la péninsule ibérique, s’étaient emparés des territoires relevant de l’Empire romain. Il fallait les gagner à la romanité et au catholicisme. La maison de Léandre et Isidore était dotée d’une très riche bibliothèque d’œuvres classiques, païennes et chrétiennes. Isidore, qui ressentait de l’attirance pour les unes comme pour les autres, fut donc éduqué, sous la responsabilité de son frère aîné, à se soumettre à une très stricte discipline en s’adonnant à l’étude, avec à la fois discrétion et discernement.

Exposé à un conflit intérieur

Si bien qu’à l’évêché de Séville, on vivait dans un climat de sérénité et d’ouverture. On peut le déduire des intérêts culturels et spirituels d’Isidore, tels qu’ils apparaissent dans ses œuvres, qui attestent d’une connaissance encyclopédique de la culture classique païenne et d’une connaissance approfondie de la culture chrétienne. C’est ainsi que s’explique l’éclectisme marquant la production littéraire d’Isidore, qui passe avec la plus grande facilité de Martial à Augustin, de Cicéron à Grégoire le Grand. Le combat intérieur qu’eut à soutenir le jeune Isidore, devenu en 599 le successeur de son frère Léandre sur le siège épiscopal de Séville, ne fut rien moins qu’aisé. C’est peut-être justement de ce combat constant avec soi-même que naît cette impression d’un volontarisme extrême ressentie à la lecture des œuvres de ce grand auteur, considéré comme le dernier des Pères chrétiens de l’Antiquité. Peu d’années après sa mort advenue en 636, le Concile de Tolède de 653 le définissait comme « Illustre maître de notre temps et gloire de l’Église catholique ».

Isidore fut sans aucun doute un homme aux oppositions dialectiques marquées. Et tout aussi bien dans sa vie personnelle, où il fut exposé en permanence à un conflit intérieur tout à fait similaire à celui qu’avaient déjà éprouvé saint Grégoire le Grand et saint Augustin : celui créé par l’opposition entre le désir d’une solitude vouée uniquement à la méditation de la Parole de Dieu et les exigences de la charité envers ses frères, se sentant en charge de leur salut en tant qu’évêque. C’est ainsi, par exemple, qu’il écrit à propos des responsables des Églises : « Le responsable d’une Église (vir ecclesiasticus) doit, d’un côté, se laisser crucifier au monde avec la mortification de la chair, et, de l’autre, accepter la décision de l’ordre ecclésiastique, quand elle provient de la volonté de Dieu, de se consacrer au gouvernement avec humilité, même s’il préférerait ne pas le faire » [1]. Il ajoute encore, à peine un paragraphe plus loin : « Les hommes de Dieu (viri sancti) ne désirent nullement se consacrer aux choses du siècle, et ils gémissent quand, par un mystérieux dessein de Dieu, ils se trouvent chargés de certaines responsabilités […]. Ils font leur possible pour l’éviter, mais ils acceptent ce qu’ils aimeraient fuir et ils font ce qu’ils auraient voulu éviter. Ils entrent en effet dans les profondeurs de leur cœur et là, ils cherchent à comprendre ce que demande la volonté mystérieuse de Dieu. Puis, une fois qu’ils se sont rendu compte qu’il leur faut se soumettre aux desseins divins, ils plient le cou de leur cœur sous le joug de la décision divine » [2].

Le don de l’accumulation

Pour mieux comprendre Isidore, il faut avant tout se souvenir de la complexité des situations politiques de son temps que j’ai déjà évoquées : durant ses années d’enfance, il lui avait fallu éprouver l’amertume de l’exil. Malgré cela il était pénétré d’enthousiasme apostolique : il goûtait l’ivresse de contribuer à la formation d’un peuple qui, enfin, retrouvait son unité tant sur le plan politique que sur le plan religieux, par la conversion providentielle, de l’arianisme à la foi catholique, de l’héritier du trône wisigothique Herménégilde. Il ne faut pourtant pas sous-évaluer l’énorme difficulté qu’il y avait à affronter de manière adéquate de très graves problèmes comme ceux des rapports avec les hérétiques et avec les juifs. Toute une série de problèmes qui se présentent de façon très concrète aujourd’hui encore, surtout si on considère ce qui se passe en certaines régions où l’on croirait presque assister à une très fidèle reproduction des situations existant dans la péninsule ibérique au VIe siècle. La richesse des connaissances culturelles dont disposait Isidore lui permettait de confronter continuellement la nouveauté chrétienne à l’héritage classique gréco-romain, même si, plus que le don précieux de la synthèse, il avait celui de la collatio, c’est-à-dire de l’accumulation, qui s’exprime en une extraordinaire érudition personnelle, pas toujours ordonnée autant qu’on aurait pu le souhaiter.

En tout cas, il faut admirer sa hantise de ne rien négliger de ce que l’expérience humaine avait produit au long de l’histoire de sa patrie et du monde entier. Isidore n’aurait rien voulu laisser perdre de ce qui avait été acquis par l’homme dans les époques antiques, qu’elles fussent païennes, juives ou chrétiennes. Il n’y a donc pas à s’étonner que, dans la poursuite de ce but, il lui arriva parfois de ne pas réussir à faire passer de manière aussi adéquate qu’il l’aurait voulu à travers les eaux purificatrices de la foi chrétienne les connaissances qu’il possédait. Mais, de fait, dans les intentions d’Isidore, les propositions qu’il avance restent toujours en harmonie avec la foi catholique qu’il soutient avec fermeté. Dans les discussions des divers problèmes théologiques, il montre qu’il en saisit bien la complexité, et souvent il propose avec acuité des solutions qui rassemblent et expriment intégralement la vérité chrétienne. Il a ainsi permis aux croyants, au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui, de profiter avec reconnaissance de ses définitions. Un exemple significatif à ce sujet est celui de l’enseignement que donne Isidore quant aux rapports entre vie active et vie contemplative. Il écrit : « Ceux qui cherchent à atteindre le repos de la contemplation doivent commencer par s’entraîner au stade de la vie active ; ainsi, libérés des scories du péché, ils seront en état de montrer ce cœur pur qui seul permet de voir Dieu » [3]. Le réalisme d’un vrai pasteur le convainc cependant du risque que les fidèles encourent à être des hommes d’une seule dimension. C’est pour cela qu’il ajoute : « La via media, faite de l’une et de l’autre forme de vie, se montre normalement plus utile dans la solution des tensions qui souvent s’avivent d’un seul genre de vie et qui au contraire sont mieux apaisées par une alternance des deux formes » [4].

Contemplation et vie active

La confirmation définitive d’une juste orientation de la vie, Isidore la trouve dans l’exemple du Christ, et dit : « Le Sauveur Jésus nous a offert l’exemple de la vie active, lorsque de jour il se consacrait à présenter des signes et des miracles dans la ville, mais il montra la vie contemplative lorsqu’il se retirait sur la montagne et passait la nuit consacré à la prière » [5]. À la lumière de cet exemple du divin maître, Isidore peut conclure par cet enseignement moral précis : « Et donc, que le serviteur de Dieu, en imitation du Christ, s’adonne à la contemplation sans se dérober à la vie active. Toute autre conduite ne serait pas bonne. En effet, comme l’on doit aimer Dieu dans la contemplation, de même l’on doit aimer le prochain dans l’action. Il est donc impossible de vivre sans la présence simultanée des deux formes de vie, et il n’est pas possible non plus d’aimer sans faire l’expérience de l’une et de l’autre » [6]. J’estime qu’il y a là la synthèse d’une vie qui cherche la contemplation de Dieu, le dialogue avec Dieu dans la prière et dans la lecture de la Sainte Écriture, comme aussi l’action au service de la communauté humaine et du prochain. Cette synthèse est la leçon que nous laisse le grand évêque de Séville, à nous chrétiens d’aujourd’hui, appelés que nous sommes à témoigner du Christ au début d’un nouveau millénaire.

En savoir plus…

Traduction du Fr. Michel Taillé pour La Documentation Catholique.

[1Sententiarum liber III, 33, 1 (PL 83, col. 705B).

[2Ib. 33, 3 ; o. c. 83, col. 705-706.

[3Differentiarum liber II, 34, 133 (PL 83, col. 91A).

[4Ib. 134 ; o. c. 91B.

[5Id.

[6Ib., 135 ; o. c. col. 91C.

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