Benoît XVI : Romanos le Mélode

Jeudi 29 janvier 2009 — Dernier ajout samedi 10 avril 2010

Audience générale du 21 mai 2008. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 22 mai. Paru dans La Documentation Catholique n° 2405 du 06/07/2008, p. 621. (*)

Chers Frères et Sœurs,

Dans la série des catéchèses sur les Pères de l’Église, je voudrais aujourd’hui parler d’une figure peu connue : Romanos le Mélode, né en Syrie vers 490, dans la ville alors appelée en grec Émesos (aujourd’hui Homs en arabe). Théologien, poète et compositeur, il appartient à la grande famille des théologiens qui ont fait de la théologie une poésie. Nous pensons à son compatriote saint Éphrem de Syrie, qui vivait deux cents ans plus tôt. Mais nous pensons également à des théologiens d’Occident, comme saint Ambroise, dont les hymnes font encore aujourd’hui partie de notre liturgie et touchent aussi le cœur ; ou à un théologien, penseur de grande profondeur, comme saint Thomas, qui nous a donné les hymnes de la Fête-Dieu que nous célébrons demain ; nous pensons à saint Jean de la Croix et à tant d’autres. La foi est amour, et c’est pourquoi elle crée de la poésie et elle crée de la musique. La foi est joie, et c’est pourquoi elle crée de la beauté.

Romanos le Mélode est l’un d’entre eux, poète et compositeur théologien. Ayant acquis les premiers éléments de la culture grecque et syriaque dans sa ville natale, il s’installa à Bêrytos (Beyrouth), y progressant en instruction classique et en connaissances rhétoriques. Ordonné diacre permanent vers 515, il y fut prédicateur pendant trois ans. Puis, vers la fin du règne de l’empereur d’Orient Anastase Ier (v. 518), il alla s’installer à Constantinople où il rejoignit le monastère proche de l’église de la Théotokos, Mère de Dieu. C’est là qu’advint l’épisode clé de sa vie : le Synaxaire, ou recueil des hagiographies d’Orient, nous rapporte comment la Mère de Dieu lui apparut en songe et comment il reçut alors le don du charisme poétique. En effet, Marie lui intima d’absorber un feuillet enroulé. Se réveillant au matin, celui de la Nativité du Seigneur, Romanos alla à l’ambon déclamer le poème de ce qui allait devenir sa première hymne sur la Nativité : « Aujourd’hui la Vierge met au monde le Transcendant ». Il était devenu chantre-prédicateur, ce qu’il restera jusqu’à sa mort, après 555.

Des homélies rythmées et chantées

Romanos reste dans l’histoire comme l’un des plus représentatifs des auteurs d’hymnes liturgiques. L’homélie était en ce temps-là l’occasion pratiquement unique d’instruction catéchétique des fidèles. Romanos se situe dans ce contexte comme un témoin éminent du sentiment religieux de son époque, et aussi celui d’une forme vivante et originale de catéchèse. À travers ses compositions, il nous est loisible de nous rendre compte de la créativité dans cette forme de catéchèse, de la créativité de la pensée théologique, de l’esthétique et de l’hymnographie sacrée du temps. Le lieu où prêchait Romanos était un sanctuaire à la périphérie de Constantinople : il montait à l’ambon au centre de l’église et s’adressait à la communauté en recourant à une mise en scène assez élaborée : il utilisait des représentations murales, ou des icônes, disposées sur l’ambon, et avait recours au dialogue. Ses homélies étaient des homélies rythmées et chantées, dites kontakia. Le terme kontakion semble désigner la petite pièce de bois (kontos « bâton ») autour de laquelle s’enroulait un manuscrit, liturgique ou non ; et il en vint à désigner le texte lui-même du manuscrit. Les kontakia qui nous sont parvenus sous le nom de Romanos sont au nombre de quatre-vingt-neuf, mais la tradition lui en attribue un millier.

Chez Romanos, tout kontakion est strophique, le nombre de strophes variant de dix-huit à vingt-quatre, toutes comptant un même nombre de syllabes, chacune structurée sur le modèle de la première ; les accents rythmiques des vers de toutes les strophes suivent aussi le modèle de la première. Toutes les strophes se terminent par un refrain, la plupart du temps identique, créant ainsi l’unité poétique. De plus, les initiales des diverses strophes composent le nom de l’auteur en acrostiche, souvent précédé de l’adjectif « humble ». Une prière en rapport avec les événements célébrés ou évoqués conclut l’hymne. Lorsque la lecture biblique était terminée, Romanos chantait le poème, celui-ci prenant le plus souvent la forme d’une prière. Ainsi annonçait-il le thème de l’homélie, puis il expliquait le refrain que le chœur allait répéter à la fin de chaque strophe, et enfin à voix forte déclamait celles-ci, chacune selon son rythme.

Un exemple significatif nous est fourni par le kontakion pour le Vendredi de la Passion : il s’agit d’un dialogue dramatique entre Marie et son Fils, qui se déroule sur le chemin du Calvaire :

  • Marie : « Où vas-tu, mon fils ? Pourquoi mets-tu si vite fin au cours de ta vie ? Jamais je n’aurais cru, mon fils, te voir en cet état, ni jamais imaginé à quel point de fureur seraient arrivés les impies, à porter la main sur toi contre toute justice ».
  • Jésus : « Pourquoi pleures-tu, ô mère ? […] Ne devrais-je pas souffrir ? Ne devrais-je pas mourir ? Comment alors pourrais-je sauver Adam ? »

Le fils de Marie console sa mère, mais la situe dans son rôle dans l’histoire du salut :

  • « Laisse donc, mère, laisse ta douleur : il ne te sied pas de gémir, car tu fus appelée “pleine de grâce” » [1].

Et dans l’hymne sur le sacrifice d’Abraham, Sarah se réserve la décision sur la vie d’Isaac :

  • Abraham : « Quand Sarah entendra, Seigneur, toutes tes paroles, connaissant ta volonté elle me dira : “Si celui qui nous l’a donné se le reprend, pourquoi il l’a donné ? […] Toi, le vieillard, mon fils laisse-le-moi. Et quand celui qui t’a appelé le voudra, il devra me le dire à moi” » [2].

Cohérence entre paroles et vie

Romanos n’adopte pas le grec solennel de la cour de Byzance mais un grec simple, proche du langage du peuple. Je ne citerai ici qu’un exemple du mode vivant et très personnel sur lequel il parle au Seigneur Jésus : l’appelant « fontaine qui ne s’épuise pas et lumière contre les ténèbres », et il dit : « Je brûle de te tenir en main, comme une lampe ; qui, en effet, porte une lampe aux hommes est illuminé sans brûler. Illumine-moi donc, Toi qui es la lampe inextinguible » [3].

La force de conviction de ses prédications était fondée sur une grande cohérence entre ses paroles et sa vie. Dans une prière, il s’exprime ainsi : « Rends clair mon langage, ô Sauveur, ouvre ma bouche, et, après l’avoir remplie, transperce-moi le cœur pour que mes actes soient cohérents avec mes paroles » [4]

Examinons aussi quelques-uns de ses principaux thèmes. Un thème fondamental de sa prédication est l’unité de l’action de Dieu dans l’histoire : unité entre création et histoire du salut, unité entre l’Ancien et le Nouveau Testaments. Un autre thème important est la pneumatologie, c’est-à-dire la doctrine sur l’Esprit-Saint. Au jour de la fête de la Pentecôte, il souligne la continuité qu’il y a entre le Christ monté au ciel et les Apôtres, c’est-à-dire l’Église, dont il exalte l’action missionnaire dans le monde : « […] Par la vertu divine ils ont conquis tous les hommes ; Ils ont pris la croix du Christ comme plume, Ils ont employé les mots comme filets, et ils ont pêché le monde, Ils ont eu le Verbe comme hameçon acéré, comme un appât est devenue pour eux la chair du Souverain de l’univers » [5].

Proche de la piété populaire

Un autre thème central est naturellement la christologie. Il n’entre pas dans le problème des concepts difficiles de la théologie, tellement discutés en son temps et qui déchirèrent tellement l’unité, non seulement entre théologiens mais aussi entre chrétiens au sein de l’Église. Il prêche une christologie simple, mais fondamentale, la christologie des grands conciles. Il est surtout très proche de la piété populaire, les concepts des conciles étant du reste nés de la piété populaire et de la connaissance des cœurs chrétiens ; et de la sorte Romanos souligne que le Christ est véritablement homme et véritablement Dieu et, étant vrai Homme-Dieu, est une seule personne, la synthèse entre création et Créateur : dans ses paroles humaines nous entendons parler le Verbe de Dieu lui-même : « Il était homme, mais il était Dieu aussi, et pourtant non divisé en deux : Un, fils d’un Père qui est Un » [6].

Quant à la mariologie, reconnaissant envers la Vierge pour le don du charisme poétique, Romanos rappelle son souvenir à la fin de presque toutes ses hymnes et lui consacre ses plus beaux kontakia : La Nativité, L’Annonciation, La Maternité divine, La Nouvelle Ève.

Les enseignements moraux, enfin, se rapportent au dernier jugement [7]. Il nous amène à ce moment de vérité sur notre vie, celui de la parution devant le juste Juge, et pour cela il nous exhorte à la conversion dans la pénitence et le jeûne. Dans le concret, le chrétien doit pratiquer la charité, l’aumône. En deux hymnes, Les Noces de Cana et Les dix vierges, il met en relief la primauté de la charité sur la continence. La charité est la plus grande des vertus : « Dix vierges possédaient la vertu d’une virginité intacte, mais pour cinq d’entre elles le difficile exercice en fut infructueux. Les autres brillèrent de la lampe de l’amour pour l’humanité, pour cela l’époux les invita » [8].

Humanité palpitante, foi ardente, humilité profonde imprègnent les chants de Romanos le Mélode. Ce grand poète et compositeur nous rappelle tout le trésor de la culture chrétienne, née de la foi, née du cœur qui a rencontré le Christ, le Fils de Dieu. De ce contact entre le cœur et la Vérité qui est Amour naît la culture, est née toute la grande culture chrétienne. Et, si la foi reste vive, cet héritage culturel non plus ne devient pas chose morte, mais il reste vivant et présent. Les icônes parlent encore aujourd’hui au cœur des croyants, ne sont pas des choses du passé. Les cathédrales ne sont pas des monuments moyenâgeux, mais des maisons de vie, où nous nous sentons « chez nous » : nous y rencontrons Dieu et nous nous y rencontrons les uns les autres. Semblablement, la grande musique, le grégorien, ou bien Bach, ou bien Mozart, n’est pas chose du passé, mais elle vit de la vitalité de la liturgie et de notre foi. Si la foi est vivante, la culture chrétienne n’est pas « du passé », mais elle reste vivante et présente. Et si la foi est vivante, aujourd’hui aussi nous pouvons répondre à l’adjuration qui se répète toujours et toujours dans les psaumes : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ». Créativité, innovation, cantique nouveau, culture nouvelle et présence de tout l’héritage culturel dans la vitalité de la foi ne sont pas exclusifs les uns des autres, mais sont une unique réalité : ils sont présence de la beauté de Dieu et la joie d’être ses enfants.

En savoir plus…

Traduction du Fr. Michel Taillé pour La Documentation Catholique.

[1Marie au pied de la croix, 1-2, 4-5.

[2Le Sacrifice d’Abraham, 7.

[3La Présentation ou Fête de la rencontre 8.

[4La Mission des Apôtres, 2.

[5La Pentecôte, 2, 18.

[6La Passion, 19.

[7Les dix vierges, 2.

[8Les dix vierges, 1.

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