Benoît XVI : L’utopie sociale de saint Jean Chrysostome

Samedi 22 décembre 2007 — Dernier ajout vendredi 9 avril 2010

Audience générale du 26 septembre 2007. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 27 septembre. Paru dans La Documentation Catholique n° 2390 du 18/11/2007, p. 992. (*)

Chers Frères et Sœurs,

Nous continuons aujourd’hui notre réflexion sur Jean Chrysostome. Après la période vécue à Antioche, en 397 il fut nommé évêque de Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient. Dès le début, Jean projeta la réforme de son Église : l’austérité du palais épiscopal devait être un exemple pour tous, clercs, veuves, moines, personnes de la cour et riches. Malheureusement, bon nombre d’entre eux, atteints par ses jugements, s’éloignèrent de lui. Plein de sollicitude pour les pauvres, Jean était aussi appelé « l’Aumônier ». En effet, comme administrateur soigneux, il avait réussi à créer des institutions caritatives très appréciées. Son esprit d’entreprise en divers domaines fit de lui le dangereux rival de certains. Mais lui, en vrai pasteur, les traitait tous de façon cordiale et paternelle. En particulier, il réservait toujours de tendres accents à l’égard des femmes, et des attentions spéciales aux époux et aux familles. Il invitait les fidèles à participer à la vie liturgique, que par une géniale créativité, il rendait splendide et attrayante.

En dépit de sa bonté de cœur, il n’eut pas une vie tranquille. Pasteur de la capitale de l’Empire, il se trouva souvent impliqué dans des problèmes et des intrigues politiques en raison de ses relations continuelles avec les autorités et les institutions civiles. Et puis, dans le domaine ecclésial, pour avoir, en 401, déposé six évêques illégitimement élus, il fut accusé d’avoir outrepassé les limites de sa juridiction devenant ainsi cible d’accusations faciles. Un autre prétexte contre lui fut la présence de quelques moines égyptiens, excommuniés par le patriarche Théophile d’Alexandrie et réfugiés à Constantinople. Ensuite, une vive polémique fut enclenchée à la suite des critiques que Chrysostome avait émises à l’égard de l’impératrice Eudoxie et de ses courtisanes : elles réagirent en le couvrant de discrédit et d’insultes. On en arriva, en 403, à sa déposition par le synode organisé par le même patriarche Théophile, suivie de sa condamnation à un premier bref exil. Après son retour, avec l’hostilité suscitée contre lui par sa protestation contre les fêtes en l’honneur de l’impératrice, que l’évêque considérait comme des fêtes païennes et luxueuses, une chasse aux prêtres chargés du baptême lors de la vigile pascale de 404 marqua le début de la persécution contre Chrysostome et ceux qui lui étaient fidèles, qu’on appelait les « Joannites ».

Condamné à l’exil

Jean envoya alors une lettre à l’évêque de Rome, Innocent Ier, dans laquelle il dénonçait les faits. Mais il était trop tard. En 406, il dut de nouveau s’exiler, cette fois-ci à Cucuse, en Arménie. Le Pape était convaincu de son innocence mais il n’était pas en son pouvoir de lui venir en aide. Un Concile, voulu par Rome pour une pacification entre les deux parties de l’Empire et entre leurs Églises, ne put avoir lieu. Le pénible voyage de Cucuse vers Pythios, destination jamais atteinte, allait empêcher les visites des fidèles et briser la résistance du banni épuisé : la condamnation à l’exil fut une véritable condamnation à mort ! Les nombreuses lettres envoyées d’exil sont émouvantes. Jean y manifeste ses préoccupations pastorales avec des accents de participation et de douleur pour les persécutions subies par les siens. La marche vers la mort se termina à Comane, dans le Pont. Alors qu’il était moribond, Jean fut porté dans la chapelle du martyr saint Basilisque, où il rendit son âme à Dieu et fut enseveli, martyr près d’un martyr [1]. C’était le 14 septembre 407, fête de l’Exaltation de la Sainte Croix.
La réhabilitation eut lieu en 438, avec Théodose II. Les reliques du saint évêque, déposées dans l’église des Apôtres à Constantinople, furent transportées à Rome en 1204 dans la basilique constantinienne primitive et se trouvent à l’heure actuelle dans la chapelle du Chœur des Chanoines de la basilique Saint-Pierre. Le 24 août 2004, une partie importante en fut donnée par le Pape Jean-Paul II au Patriarche Bartolomeos Ier de Constantinople. La liturgie célèbre la mémoire du saint le 13 septembre. Le bienheureux Jean XXIII l’avait proclamé patron du Concile Vatican II.

Un second Paul

On disait de Jean Chrysostome, alors qu’il était sur le trône de la Nouvelle Rome, c’est-à-dire de Constantinople, que Dieu faisait voir en lui un second Paul, un Docteur de l’Univers. Et en vérité, il y a en Chrysostome une unité substantielle de pensée et d’action, à Antioche comme à Constantinople. Ne changent que le rôle et les situations. Dans une méditation sur les huit œuvres opérées par Dieu dans la séquence de sept jours, livrée dans son commentaire de la Genèse, Chrysostome veut faire passer les fidèles de la création au Créateur : « C’est un grand bien, dit-il, de connaître ce qu’est la créature et ce qu’est le Créateur ». Il nous montre la beauté de la création, et la transparence de Dieu dans sa création, celle-ci devenant pour ainsi dire une « échelle » pour monter à Dieu, pour le connaître. Mais après ce premier pas s’en présente un deuxième : ce Dieu créateur est aussi le Dieu de la condescendance (synkatabasis). Nous sommes faibles dans notre « montée », nos yeux sont faibles. Et alors Dieu se montre le Dieu de la condescendance, qui à l’homme tombé et étranger adresse une lettre, la Sainte Écriture, de sorte que création et Écriture se complètent. Dans la lumière de l’Écriture, de la lettre que Dieu nous a donnée, nous pouvons déchiffrer la création. Dieu s’appelle « tendre père » (philostorgios) (ib.), médecin des âmes [2], père [3] et affectueux ami [4]. Mais à ce second pas, après la création comme « échelle » vers Dieu, puis après la condescendance de Dieu par une lettre qu’il nous a donnée, la Sainte Écriture, à ce second pas donc s’en ajoute un troisième. Non seulement Dieu nous transmet une lettre, en définitive c’est lui-même qui descend, qui s’incarne, qui devient réellement « Dieu avec nous », notre frère, jusqu’à la mort sur la Croix. Et à ces trois pas, Dieu visible dans la création, Dieu nous donnant sa lettre, Dieu descendant et devenant l’un de nous, s’en ajoute finalement un quatrième. À l’intérieur de la vie et de l’action du chrétien, le principe vital et dynamique est l’Esprit-Saint (Pneuma), qui transforme la réalité du monde. Dieu entre dans notre existence même par l’Esprit-Saint et nous transforme de l’intérieur de notre cœur.

Le primat de la personne

Sur cet arrière-plan, spécifiquement à Constantinople, Jean dans son commentaire continu des Actes des Apôtres, propose le modèle de l’Église primitive (Ac 4, 32-37) comme modèle pour la société, développant une « utopie » sociale (presque une « cité idéale »). Il s’agit en effet de donner une âme et un visage chrétien à la cité. Autrement dit, Jean a compris qu’il ne suffit pas de faire l’aumône, d’aider les pauvres de temps en temps, mais qu’il est nécessaire de créer une nouvelle structure, un nouveau modèle de société ; un modèle basé sur les perspectives du Nouveau Testament. C’est la nouvelle société révélée dans l’Église naissante. Jean Chrysostome devient donc réellement ainsi un des Pères les plus importants de la doctrine sociale de l’Église : la vieille idée de la cité (polis) grecque est remplacée par une idée nouvelle de cité inspirée de la foi chrétienne. Chrysostome soutenait avec Paul [5]le primat chrétien de chaque individu, de la personne en tant que telle, également de esclave ou du pauvre. Son projet corrige ainsi la vision grecque traditionnelle de la polis, de la cité dans laquelle de larges couches de la population étaient exclues des droits de citoyenneté, alors que dans la cité chrétienne tous sont frères et sœurs avec des droits égaux. Le primat de la personne est également la conséquence du fait que c’est à partir d’elle que se construit la cité, alors que dans la polis grecque la patrie est au-dessus de l’individu, lequel est totalement subordonné à la cité dans son ensemble. Commence ainsi avec Chrysostome la vision d’une société construite à partir de la conscience chrétienne. Et il nous dit que notre polis est tout autre, que « notre patrie est au ciel » (Ph 3, 20), et que cette patrie, même sur cette terre nous fait tous égaux, frères et sœurs, et nous oblige à la solidarité.

À la fin de sa vie, de son exil sur les confins de l’Arménie, « le lieu le plus reculé du monde », Jean, rejoignant sa première prédication de 386, reprenait le thème qui lui était cher, du dessein que Dieu poursuit à l’égard de l’humanité : c’est un dessein « indicible et incompréhensible », mais guidé par lui avec sécurité et amour [6]. Telle est notre certitude. Même si nous ne pouvons pas déchiffrer les détails de notre histoire personnelle collective, nous savons que le dessein de Dieu est toujours inspiré par son amour. Ainsi, en dépit de ses souffrances, Chrysostome réaffirme la découverte que Dieu aime chacun de nous d’un amour infini et, par conséquent, veut le salut de tous. De son côté, le saint évêque coopéra généreusement à ce salut, sans restriction, tout au long de sa vie. Il considérait en effet que le but ultime de son existence était la gloire de Dieu, ce que, désormais mourant, il laissa en testament : « Gloire à Dieu en toutes choses ! » [7].

En savoir plus…

Traduction du Fr. Michel Taillé pour La Documentation Catholique.

[1Biographie par Palladio, 119.

[2Homélie 40, 3 sur la Genèse.

[3Ib.

[4De la Providence 8, 11-12.

[5Cf. 1 Co 8, 11.

[6Cf. De la Providence 2, 6.

[7Biographie de Palladio, 11.

Revenir en haut