Benoît XVI : Saint Grégoire le Grand (I)

Mardi 24 février 2009 — Dernier ajout samedi 10 avril 2010

Audience générale du 28 mai 2008. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 29 mai. Paru dans La Documentation Catholique n° 2405 du 06/07/2008, p. 624. (*)

Chers Frères et Sœurs,

Mercredi dernier, j’ai parlé d’un Père de l’Église peu connu en Occident, Romanos le Mélode, et aujourd’hui je voudrais présenter la figure de l’un des Pères les plus grands de l’histoire de l’Église, l’un des quatre docteurs d’Occident, le Pape saint Grégoire, qui fut évêque de Rome de 590 à 604 et qui mérita de la tradition le titre de Magnus (le Grand). Et il est vrai que Grégoire fut un grand Pape et un grand docteur de l’Église ! Il était né à Rome, vers l’an 540, dans une riche famille patricienne de la gens Anicia, qui se distinguait non seulement par la noblesse du sang mais encore par son attachement à la foi chrétienne et par les services rendus au Siège apostolique. De cette famille étaient déjà issus deux Papes, Félix III (483-492), qui était son trisaïeul, et Agapet (535-536). La maison où grandit Grégoire s’élevait sur le flanc de la colline appartenant à la famille des Scaurus, et était entourée d’édifices solennels qui témoignaient de la grandeur de la Rome antique et de la force spirituelle du christianisme. De profonds sentiments chrétiens lui furent aussi inspirés par ses parents, Gordien et Sylvie, tous les deux vénérés comme saints, et de ses deux tantes paternelles Émilienne et Tharsille, vivant chez elles comme vierges consacrées suivant en commun un itinéraire de prière et d’ascèse.

Grégoire entra rapidement dans la carrière administrative qu’avait déjà embrassée son père, et, en 572, il en atteignit le sommet en devenant préfet de la ville. Cette charge, rendue plus ardue par la dureté des temps, lui donna l’occasion de s’impliquer dans un vaste champ, celui de toutes sortes de problèmes administratifs, tirant de cette expérience des lumières utiles dans ses responsabilités à venir. En particulier, il lui en resta un sens profond de l’ordre et de la discipline : devenu Pape, il suggérera aux évêques de prendre comme modèle dans la gestion des affaires ecclésiastiques ce qui caractérise les fonctionnaires civils, la diligence et le respect des lois. Pourtant, cette vie ne devait pas le satisfaire, puisque, au bout de peu de temps, il décida d’abandonner toute charge civile pour se retirer chez lui et y commencer une vie monastique, transformant la maison familiale en un monastère, Saint-André-sur-le-Mont-Coelius. De cette période de vie monastique, vie de dialogue permanent avec le Seigneur dans l’écoute de sa parole, il lui restera durablement la nostalgie, toujours renouvelée et toujours plus intense, que révèlent ses homélies : assailli par les préoccupations pastorales, il rappellera souvent dans ses écrits quel heureux temps il vécut alors, temps de recueillement en Dieu, de consécration à la prière, de sereine immersion dans l’étude. Il put ainsi acquérir cette profonde connaissance de la sainte Écriture et des Pères de l’Église dont il allait se servir ensuite dans ses œuvres.

Pape malgré lui

Mais la retraite claustrale de Grégoire ne dura pas longtemps. Sa précieuse expérience de l’administration civile en une période grevée de lourds problèmes et les rapports qu’il avait entretenus alors avec les Byzantins, comme l’estime universelle qu’il avait acquise, conduisirent le Pape Pélage à le faire diacre et à l’envoyer à Constantinople comme son apocrisiarius ou mandataire (nous dirions aujourd’hui « Nonce apostolique »), pour contribuer à la liquidation des ultimes séquelles de la controverse monophysite, et surtout pour obtenir l’appui de l’empereur dans les efforts pour contenir la pression des Lombards. Le séjour à Constantinople où, avec quelques moines, il avait repris la vie monastique, fut très important pour Grégoire, car ce lui fut l’occasion d’acquérir une expérience directe du monde byzantin, comme aussi d’approcher de près les problèmes que posaient les Lombards qui, par la suite pendant ses années de pontificat, mettront à dure épreuve son habileté et son énergie. Au bout de quelques années, le Pape le rappela à Rome et le prit comme secrétaire. Ce furent des années difficiles : les pluies incessantes, les crues des rivières, la disette, affligeaient de nombreuses régions italiennes, et Rome elle-même. Finalement, ce fut la peste qui se déclencha, faisant de nombreuses victimes, dont le Pape Pélage II. Le clergé, le peuple et le Sénat furent unanimes dans le choix de son successeur sur le Siège de Pierre : Grégoire lui-même. Il chercha bien à résister, essayant même de fuir, mais ce n’était pas aisé et finalement il dut céder. C’était en 590.

Reconnaissant la volonté de Dieu en ce qui était advenu, le nouveau pontife se mit immédiatement au travail avec zèle. Dès le début, il fit preuve d’une vision singulièrement lucide de la réalité à laquelle il allait avoir à se mesurer, d’une extraordinaire capacité de travail dans le traitement des affaires aussi bien ecclésiastiques que civiles, d’un équilibre constant et d’un ferme courage dans les décisions exigées de lui. On conserve de son gouvernement une ample documentation, grâce au registre de ses lettres (quelque 800) dans lesquelles se reflète la confrontation quotidienne avec les questions complexes qui affluaient sur son bureau. C’était des questions venues des évêques, des abbés, des clercs, mais aussi des autorités civiles de tout ordre et tout degré. Parmi les problèmes qui affligeaient alors l’Italie et Rome, il en était un qui prenait un relief particulier, civil aussi bien qu’ecclésial : la question lombarde. Le Pape lui consacra toute l’énergie dont il était capable, pour trouver une solution vraiment pacificatrice. Contrairement à l’empereur de Byzance qui partait du présupposé que les Lombards n’étaient que des individus grossiers et pillards à vaincre ou à exterminer, saint Grégoire regardait ce peuple avec les yeux du Bon Pasteur, préoccupé qu’il était de leur annoncer la parole du salut, établissant avec eux des rapports de fraternité, en vue d’une paix future basée sur le respect réciproque et sur la tranquille cohabitation des Italiens, impériaux et lombards. Il se préoccupa de la conversion des peuples nouveaux et du nouvel équilibre de l’Europe : les Wisigoths en Espagne, les Francs, les Saxons, les immigrés de Bretagne et les Lombards, tous furent les destinataires privilégiés de sa mission évangélisatrice. Nous célébrions dans la liturgie d’hier la mémoire de saint Augustin de Cantorbéry, à la tête d’un groupe de moines chargés par Grégoire d’aller évangéliser les Angles de Bretagne.

L’amitié de la reine Théodelinde

En vrai pacificateur, le Pape s’engagea à fond pour arriver à une paix effective à Rome et en Italie, ouvrant des tractations serrées avec le roi lombard Agilulf. Cette négociation aboutit à une période de trêve d’environ trois ans (598-601), à la suite de laquelle il fut possible de signer en 603 un armistice plus stable. Ce résultat positif fut acquis grâce également à des contacts que, entre temps, le Pape entretenait en parallèle avec la reine Théodelinde, qui était princesse bavaroise et qui, à la différence des chefs des autres peuples germaniques, était catholique, profondément catholique. On conserve une série de lettres du Pape Grégoire à cette reine, qui montrent l’estime et l’amitié qu’il lui portait. Théodelinde réussit peu à peu à orienter le roi vers le catholicisme, préparant ainsi la voie à la paix. Le Pape se préoccupa aussi d’envoyer à la reine des reliques destinées à la basilique Saint-Jean-Baptiste qu’elle avait fait ériger à Monza, comme il ne manqua pas de lui faire parvenir l’expression de ses vœux et des cadeaux précieux pour la même cathédrale de Monza à l’occasion de la naissance et du baptême de son fils Adaloald. La vie de cette reine apporte un témoignage précieux quant à l’importance des femmes dans l’histoire de l’Église. Fondamentalement, les objectifs que Grégoire poursuivit constamment sont au nombre de trois : contenir l’expansion lombarde en Italie ; préserver la reine Théodelinde de l’influence des schismatiques et renforcer sa foi catholique ; servir de médiateur entre les Lombards et les Byzantins en vue d’un accord qui garantisse la paix dans la péninsule en même temps qu’il permette d’exercer une action évangélisatrice chez les Lombards eux-mêmes. Son orientation constante dans cette situation complexe fut donc double : promouvoir l’entente sur le plan diplomatico-politique, et répandre l’annonce de la vraie foi dans les populations.

Un homme immergé en Dieu

À côté de son action purement spirituelle et pastorale, le Pape Grégoire fut le protagoniste très actif d’une activité sociale multiforme. Avec les revenus de l’important patrimoine que le Siège romain possédait en Italie, particulièrement en Sicile, il acheta et distribua du grain, secourut qui était dans le besoin, aida les prêtres, moines et moniales vivant dans l’indigence, paya le rachat de citoyens tombés aux mains des Lombards, conclut armistices et trêves. Il accomplit en outre, à Rome et en d’autres parties de l’Italie, un effort soutenu de réorganisation administrative, donnant des instructions précises pour que les biens de l’Église, utiles à sa subsistance et à son œuvre évangélisatrice dans le monde, soient gérés dans une rectitude absolue et selon les règles de la justice et de la miséricorde. Il exigeait que les colons soient protégés des prévarications commises par les concessionnaires des terres propriétés d’Église, et que, en cas de fraude, ils soient promptement remboursés pour que le visage de l’Épouse du Christ ne soit pas entaché de profits malhonnêtes.

Grégoire se livra à cette intense activité en dépit d’une santé déficiente qui le contraignait souvent à rester alité pendant des jours entiers. Les jeûnes pratiqués pendant ses années de vie monastique avaient entraîné des troubles de l’appareil digestif. En plus, il avait une voix très faible qui l’obligeait souvent à confier au diacre la lecture de ses homélies pour que les fidèles présents dans les basiliques romaines pussent l’entendre. Il faisait toutefois tout son possible pour célébrer aux jours de fête la Missarum solemnia, c’est-à-dire la Messe solennelle, et à ce moment, il rencontrait personnellement le Peuple de Dieu qui lui était très attaché parce qu’il trouvait en lui la référence sûre sur laquelle s’appuyer pour s’assurer la sécurité : ce n’est pas par hasard que lui fut bientôt attribué le titre de consul Dei. En dépit des conditions très difficiles dans lesquelles il dut œuvrer, il réussit, par la sainteté de vie et sa riche humanité, à s’attacher la confiance des fidèles, obtenant pour son temps et pour l’avenir des résultats véritablement grandioses. C’était un homme immergé en Dieu : le désir de Dieu brûlait toujours ardemment au fond de son âme, et c’est pour cela qu’il resta toujours proche d’autrui, attentif aux besoins du peuple de son époque. En une période désastreuse, voire même désespérée, il sut créer la paix et redonner espoir. Cet homme de Dieu nous montre où se trouvent les vraies sources de la paix, d’où vient la véritable espérance, et ainsi devient-il un guide pour nous aussi aujourd’hui.

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Traduction du Fr. Michel Taillé pour La Documentation Catholique.

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