Benoît XVI : Saint Grégoire le Grand (II)

Mardi 24 février 2009 — Dernier ajout samedi 10 avril 2010

Audience générale du 4 juin 2008. Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 5 juin. Paru dans La Documentation Catholique n° 2405 du 06/07/2008, p. 626. (*)

Chers Frères et Sœurs,

Je reviens aujourd’hui, en cette rencontre du mercredi, sur la figure extraordinaire du Pape Grégoire le Grand, plus spécifiquement sur son riche enseignement, pour en recueillir quelque lumière complémentaire. En dépit de la multiplicité de ses entreprises liées à sa fonction d’évêque de Rome, il nous a laissé de nombreuses œuvres où l’Église des siècles qui ont suivi a pu puiser à pleines mains. Outre l’habituel recueil de correspondance (le sien, le Registre des lettres auquel j’ai fait allusion lors de la dernière catéchèse, contient plus de 800 de ces dernières), il nous a laissé principalement des écrits de caractère exégétique, parmi lesquels se distinguent un commentaire moral du livre de Job, connu ordinairement sous son titre latin de Moralia in Job, les Homélies sur Ézéchiel et les Homélies sur l’Évangile. Puis il existe une importante œuvre de type hagiographique, les Dialogues, écrite par Grégoire pour l’édification de la reine lombarde Théodelinde. L’œuvre principale et la plus connue est sans aucun doute la Règle pastorale, que le Pape rédigea au début de son pontificat, visiblement dans la perspective d’une présentation de programme.

D’abord, avant de passer rapidement en revue ces œuvres, il est important de noter que dans ses écrits, Grégoire n’a jamais cherché à définir ce qui serait « sa » doctrine, son originalité. Il entend plutôt se faire l’écho de l’enseignement traditionnel de l’Église, il veut simplement être la bouche du Christ et de son Église quant au chemin à suivre pour atteindre Dieu. Sur ce point, ses commentaires exégétiques sont exemplaires. Il fut un lecteur passionné de la Bible, qu’il aborde dans une intention qui n’est pas seulement spéculative : il estimait que le chrétien doit tirer de la Bible non pas tant des connaissances théoriques, qu’une nourriture quotidienne pour l’âme, pour sa vie d’homme dans ce monde. Ainsi, dans les homélies sur Ézéchiel, il insiste fortement sur cette fonction du texte sacré : s’approcher des Écritures simplement pour satisfaire son désir de connaissance signifierait céder à la tentation de l’orgueil et s’exposer au risque de glissement vers l’hérésie. L’humilité intellectuelle est la règle première pour qui cherche à pénétrer les réalités surnaturelles à partir du Livre sacré. L’humilité n’exclut évidemment pas l’étude sérieuse mais, pour faire en sorte que cette étude soit efficace spirituellement, permettant d’entrer réellement dans la profondeur du texte, l’humilité reste indispensable. Ce n’est que dans cette attitude intérieure que l’on écoute réellement et que finalement on perçoit la voix de Dieu. Par ailleurs, quand il s’agit de la Parole de Dieu, comprendre n’est rien si la compréhension ne conduit pas à l’action. Dans les Homélies sur Ézéchiel, on trouve également cette belle expression selon laquelle « le prédicateur doit tremper sa plume dans le sang de son cœur ; de la sorte il pourra arriver aussi à l’oreille du prochain ». En lisant ces homélies, on voit que Grégoire a réellement écrit avec le sang de son cœur, et c’est pourquoi il nous parle à nous encore aujourd’hui.

Le devoir de se faire « prédicateur »

Grégoire développe à nouveau le même discours dans son Commentaire moral de Job. Suivant en cela la tradition patristique, il examine le sens du texte sacré dans ses diverses dimensions, la dimension littérale, la dimension allégorique et la dimension morale, qui sont les trois dimensions de l’unique sens de la sainte Écriture. Cependant, Grégoire attribue une nette prévalence au sens moral. Dans une telle perspective, il propose ses réflexions sous forme de binômes significatifs, savoir et faire, parler et vivre, connaître et agir, par lesquels il évoque les deux aspects de la vie humaine qui devraient être complémentaires mais qui souvent finissent par être antithétiques. L’idéal moral, commente-t-il, consiste toujours en la réalisation d’une intégration harmonieuse entre parole et action, pensée et engagement, prière et dévouement à son devoir d’état : tel est le moyen de réaliser cette synthèse grâce à laquelle le divin descend en l’homme et l’homme s’élève jusqu’à l’identification à Dieu. Le grand Pape trace ainsi, pour le croyant authentique, un projet complet de vie ; c’est pourquoi le Commentaire moral de Job constituera, au cours du Moyen Âge, une sorte de Somme de la morale chrétienne.

Le portrait de l’évêque idéal

Sont également remarquablement belles et importantes les Homélies sur l’Évangile. La première d’entre elles fut prononcée dans la basilique Saint-Pierre, en 590, au cours de l’Avent et peu de temps avant l’élection au pontificat ; la dernière le fut dans la basilique Saint-Laurent, le deuxième dimanche après la Pentecôte en 593. Le Pape prêchait dans les églises où se célébraient les « stations », ces célébrations particulières de prière organisées aux temps forts de l’année liturgique, ou bien quand se célébrait la fête du martyr titulaire. Le principe inspirateur, celui qui lie les unes aux autres les diverses interventions, se résume dans le terme praedicator : non seulement le ministre de Dieu, mais aussi tout chrétien a le devoir de se faire « prédicateur » de ce dont il a lui-même fait l’expérience, à l’exemple du Christ qui s’est fait homme pour apporter à tous l’annonce du salut. L’horizon de cet engagement est un horizon eschatologique : l’attente de l’accomplissement de toute chose dans le Christ est une pensée constante du grand pontife, et elle finit par devenir le leitmotiv inspirateur de chacune de ses pensées et de chacune de ses actions. De là découlent ses rappels incessants à la vigilance et à l’engagement dans les bonnes œuvres.

Le texte peut-être le plus systématique de Grégoire le Grand est sa Règle pastorale, écrite pendant les premières années de son pontificat. Grégoire se propose d’y tracer le portrait de l’évêque idéal, maître et guide de son peuple. À cette fin, il illustre l’importance de l’office de pasteur de l’Église et les devoirs qui en découlent : c’est pour cette raison que ceux qui n’ont pas été appelés à un tel office ne doivent pas le rechercher à la légère, et inversement, ceux qui l’auraient assumé sans la réflexion nécessaire doivent ressentir en leur âme une juste anxiété. Reprenant un de ses thèmes favoris, il affirme que l’évêque est en premier le « prédicateur » par excellence ; comme tel, il doit être avant tout un exemple pour autrui, de sorte que son comportement puisse constituer un point de référence pour tous. L’efficacité d’une action pastorale requiert aussi qu’il en connaisse les destinataires et adapte ses interventions à la situation de chacun : Grégoire s’arrête un instant pour illustrer les diverses catégories de fidèles par des annotations fines et appropriées qui peuvent expliquer comment certains ont considéré cette œuvre comme étant aussi un traité de psychologie. De là, on comprend qu’il connaissait réellement son troupeau et savait parfaitement parler aux hommes de son temps et de sa ville.

Le grand pontife insiste toutefois sur le devoir qu’a le pasteur de reconnaître quotidiennement sa propre misère, de peur que l’orgueil ne rende vain aux yeux du Juge suprême le bien accompli. C’est pourquoi le chapitre final de la Règle est consacré à l’humilité : « Quand on se flatte d’avoir acquis beaucoup de vertus, il est bon de réfléchir à ses insuffisances et de s’humilier : au lieu de considérer le bien accompli, il est nécessaire de considérer ce qu’on a manqué d’accomplir ». Tous ces précieux avertissements montrent combien était élevée l’idée que se faisait saint Grégoire du soin des âmes, qu’il définissait comme « l’art des arts, ars artium ». La Règle connut un tel succès que, fait plutôt rare, elle fut rapidement traduite en grec et en anglo-saxon.

La sainteté est toujours possible

Une autre œuvre aussi, les Dialogues, est significative ; au diacre et ami Pierre, convaincu que les coutumes étaient désormais corrompues au point de ne plus permettre le surgissement de saints comme dans les siècles précédents, Grégoire démontre le contraire : la sainteté est toujours possible, même dans les temps difficiles. Il le prouve en racontant la vie de contemporains ou de personnes disparues depuis peu, que l’on pouvait bien qualifier de saints même s’ils n’étaient pas canonisés. La narration s’accompagne de réflexions théologiques et mystiques qui font du livre un texte hagiographique tout particulier, capable de fasciner des générations entières de lecteurs. Le matériau en est puisé dans les traditions populaires vivantes, dans un but d’édification et de formation, tout en attirant l’attention du lecteur sur une série de questions, parmi lesquelles le sens du miracle, l’interprétation de l’Écriture, l’immortalité de l’âme, l’existence de l’enfer, la représentation de l’au-delà, autant de thèmes qui nécessitaient des éclaircissements appropriés. Le deuxième livre, entièrement consacré à la figure de Benoît de Nursie, est l’unique témoignage antique sur la vie du saint moine, dont il met en évidence toute la beauté spirituelle.

Dans le dessein théologique développé par Grégoire au long de ses œuvres, passé, présent et avenir sont relativisés. Ce qui compte pour lui, c’est tout le développement de l’histoire du salut, qui continue à se dérouler au travers de l’obscurité des méandres du temps. Il est tout à fait significatif de ce point de vue qu’il insère l’annonce de la conversion des Angles au beau milieu du Commentaire moral de Job : à ses yeux, l’événement constituait une avancée du Royaume de Dieu dont traite l’Écriture ; il pouvait donc à bon droit être mentionné dans le commentaire d’un livre sacré. Selon lui, les guides des communautés chrétiennes doivent se livrer à une relecture des événements faite à la lumière de la Parole de Dieu : dans ce but, le grand pontife ressent le devoir d’orienter pasteurs et fidèles sur l’itinéraire spirituel d’une lectio divina éclairée et concrète, insérée dans le contexte de leur propre vie.

Avant de conclure, il convient de dire quelques mots des relations que le Pape Grégoire entretint avec les patriarches d’Antioche, d’Alexandrie et de Constantinople même. Il se préoccupa toujours d’en reconnaître et respecter les droits, se gardant de toute interférence qui en limiterait l’autonomie légitime. Si toutefois saint Grégoire, dans le contexte de sa situation historique, s’opposa à l’usage du titre d’« œcuménique » de la part du patriarche de Constantinople, il ne le fit pas pour limiter ou pour nier cette autorité légitime, mais parce qu’il se préoccupait de l’unité fraternelle de l’Église universelle. Il le fit avant tout par sa conviction profonde que l’humilité devrait être la vertu fondamentale de tout évêque, encore plus, d’un patriarche. Grégoire était resté simple moine dans son cœur et il était donc absolument opposé aux grands titres. Il voulait être, disait-il, « servus servorum Dei ». Cette dernière expression, qu’il forgea, n’était pas dans sa bouche une pieuse formule, mais l’authentique manifestation de son mode de vie et d’action. Il était intimement frappé par l’humilité de Dieu qui, en Christ, s’est fait notre serviteur, a lavé, et lave toujours, nos pieds salis. En conséquence de quoi, il était convaincu qu’un évêque, surtout un évêque, doit imiter cette humilité de Dieu et ainsi suivre le Christ. Il désirait véritablement vivre comme moine en un colloque permanent avec la Parole de Dieu, mais par amour de Dieu il sut se mettre au service de tous en un temps plein de troubles et de souffrances, il sut se faire « serviteur des serviteurs ». C’est parce qu’il le fut réellement qu’il est grand et qu’il nous montre à nous aussi la dimension de la vraie grandeur.

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Traduction du Fr. Michel Taillé pour La Documentation Catholique.

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