Les Pères de l’Église latine (V) : Grégoire le Grand (540-604)

Cours de patrologie de soeur Gabriel Peters o.s.b., chapitre 4
Samedi 10 janvier 2009 — Dernier ajout mardi 4 mai 2010

Vous trouverez ici le chapitre sur le pape saint Grégoire le Grand publié dans le manuel de patrologie de Soeur Gabriel Peters.

I. Vie

- 1. La famille
- 2. Le contexte historique
- 3. Préfet de Rome
- 4. Moine au Coelius
- 5. Diacre et apocrisaire à Constantinople
- 6. Retour à la vie monastique
- 7. Le pontificat

II. Œuvres

- 1. Relevé des œuvres
- 2. Le style>

III. Doctrine spirituelle

- 1. Deux thèmes importants : trois ordines (catégories de chrétiens) ; vie active, vie contemplative et vie mixte
- 2. Trois conditions de la contemplations : L’ascèse. La componction. Le désir
- 3. La contemplation d’après saint Grégoire
- 4. Quelques précisions sur le vocabulaire de la contemplation

IV. L’Écriture lue par saint Grégoire

- Conclusion : Un contemplatif, un mystique, témoin de la vision de Dieu

  • Les hautes montagnes sont pour les cerfs, la pierre est le refuge des hérissons (Ps 103).
    Ceux qui sont capables des bonds de la contemplation possèdent les hautes montagnes de l’intelligence. Quant à nous, tout petits hérissons, que la pierre nous soit un refuge ! Tout petits et tout couverts des épines piquantes de nos péchés, nous ne pouvons saisir les choses élevées, mais cachés dans le refuge de notre pierre, la foi au Christ, nous sommes sauvés !
    Hom. sur Ézéchiel 9, 31
  • Qu’enfermé de toutes parts à la manière de l’eau, l’esprit humain se recueille pour s’élever, tel le jet d’eau vers le ciel, tendant toujours à remonter là d’où à est descendu… en se dispersant, le jet d’eau se brise, il se répand alors sans profit ! La citadelle de l’esprit qui n’a pas des murs de silence s’offre aux coups de l’ennemi.
    Pastoral III, 14
  • Il ne peut plus rechercher les petits ruisseaux, celui qui puise à la source même de la Vérité.
    Moralia 30, 14, 49

I. Vie

Indiquons rapidement les étapes de la vie de Grégoire qui fut successivement laïc engagé, moine contemplatif et pasteur d’âmes : laïc, il fut préfet de Rome, il transforma ensuite sa vaste demeure du Coelius en monastère. Après y avoir vécu cinq ans, il fut nommé diacre et envoyé comme apocrisiaire à Constantinople de 579 à 586. Il devint pape en 590, vers l’âge de 50 ans. Il mourut en 604.

1. La famille

Grégoire naît à Rome vers 540.
Sa famille est patricienne et chrétienne.
Son arrière grand-père paternel - Félix III - avait été pape.
Son Père Gordianus est sénateur et notaire régionaire - sa mère Silvia sera honorée comme sainte.
Les trois sœurs de son père - Tharsilla, Emiliana et Gordiana sont consacrées à Dieu et vivent dans la maison familiale. Tharsilla et Emiliana seront, elles aussi, vénérées comme saintes. Quant à Gordiana pour qui Grégoire se montre sévère, elle ne persévéra pas et épousa un de ses fermiers.
On pense que Grégoire avait un frère.

2. Le contexte historique

Le contexte historique est très sombre : en 540 sévit la guerre de reconquête de l’Italie contre les Ostrogoths. En 543 éclate une épidémie de peste noire.
On ne sait rien de précis sur la formation intellectuelle de Grégoire. Il dut apprendre le droit et la jurisprudence. Il n’a rien d’un philosophe.

3. Préfet de Rome

Vers 572, Grégoire devint préfet de Rome, il présidait donc au Sénat, il était le plus haut magistrat de la ville.

4. Moine au Coelius

Après avoir longtemps hésité, Grégoire quitte le monde vers l’âge de trente-cinq ans, il distribue ses biens et se fait moine [1]. Il fonde dans sa maison paternelle un monastère dédié à saint André, le Clivus Scauri et fonde six monastères dans ses immenses domaines familiaux en Sicile. Grégoire n’est pas Abbé car un saint religieux nommé Valentin [2] était à la tête du monastère et ce serait un anachronisme de dire Grégoire bénédictin, il est moine et il demeure moine au Coelius plus ou moins cinq ans :

  • Quittant tout et non à la légère - car longtemps, longuement, j’ai différé la grâce de la conversion à l’état monastique - je gagnai le havre d’un monastère et laissant ce qui est du monde (hélas, je le croyais) je m’échappai nu du naufrage de cette vie.
    Moralia, Préface

5. Diacre et apocrisiaire à Constantinople

Mais en 579, Grégoire est ordonné diacre.

  • Comme l’effort de la tempête lorsqu’elle s’augmente arrache souvent une barque de la rade la plus sûre quand on n’a pas assez soigneusement attaché les câbles, ainsi, soudain, sous le prétexte de mon ordination (au diaconat), je me trouvai tout d’un coup emporté dans la pleine mer des affaires du siècle.
    Moralia, Préface

Le pape Pélage II envoie Grégoire comme apocrisiaire - nous dirions comme nonce - à Constantinople auprès de l’empereur Tibère Il auquel succède l’empereur Maurice.
Grégoire ne sait pas le grec et il ne l’apprend pas. Il demeure six ans à Constantinople entouré d’un petit groupe de moines de Saint-André. On attend de Grégoire qu’il obtienne de l’empereur de l’aide pour l’Italie.
Il écrit alors du moins en grande partie le livre des Moralia sur Job, à la demande de ses frères moines et de son ami Léandre de Séville qu’il connut à Constantinople.

  • Pour n’avoir pas conservé avec assez de fermeté la paix dont je jouissais dans le monastère, j’ai reconnu en la perdant de quelle importance il est de la conserver quand on la possède… Quoi que l’emploi pour lequel on m’avait obligé de sortir du monastère me fit comme mourir à la vie tranquille par l’épée des occupations extérieures, je ne laissais pas néanmoins, au milieu de ces dissipations importunes, d’aller tous les jours reprendre une vie nouvelle et ranimer mes sentiments de componction dans de saintes lectures et de salutaires entretiens avec mes frères.
    Moralia, Préface

6. Retour à la vie monastique

Grégoire revint ensuite à son monastère du Clivus Scauri au Coelius où il resta encore à peu près cinq ans.

7. Le pontificat

En 590, le pape Pélage II mourut de la peste qui sévissait, suite à une inondation du Tibre. Grégoire est élu, il recevra la consécration épiscopale le 3 septembre 590, après une tentative de fuite et après avoir vainement sollicité le veto de l’empereur.
Grégoire se dévoue aux pestiférés, institue de grandes processions.
La famine sévit car les greniers à blé des bords du Tibre ont été emportés. Grégoire s’occupe très concrètement des malheureux : « Le patrimoine de l’Église est la propriété des pauvres », dit-il.
Voici les trois grandes pensées du pontificat de Grégoire : • la défense de l’Italie, • la lutte contre la simonie et l’immoralité du clergé, • la conversion des anglo-saxons.

En somme, Grégoire est vice-roi d’Italie et même de l’Occident, de Constantinople à Séville, de Cantorbery à Alexandrie. Il s’occupe de l’Illyrie, de l’Espagne, de l’Afrique.
Il essaie de conclure la paix avec les Lombards, son trait de génie fut d’ailleurs de dissocier le catholicisme de la civilisation romaine.

  • J’ai vu de mes propres yeux les Romains attachés comme des chiens, la corde au cou, on les menait en Gaule pour les vendre.
    Moralia, Préface

Grégoire donnait ordre de racheter les captifs. Il devint le pasteur de l’Occident barbare. Il entretint avec les rois barbares une correspondance suivie. Ce fut en 596 qu’Augustin de Cantorbery fut envoyé aux pays des Angles.

La vie de Grégoire fut une longue souffrance ; sa santé était très déficiente ; mais surtout, accaparé par les misères des temps au point de confondre la fin d’un monde avec la fin du monde qu’il crut - imminente, Grégoire connut la souffrance du mystique vivant parmi les agitations.
Il fut malade les trois ou quatre dernières années de sa vie et il mourut le 12 mars 604.

II. Œuvres

1. Relevé des œuvres

Les Moralia sur Job

Les Moralia reproduisent des conférences monastiques de Grégoire données aux quelques moines groupés à Constantinople autour de lui tandis qu’il était apocrisiaire. C’est un ouvrage très long, le plus étendu de toute l’œuvre de Grégoire. Ce commentaire oral fut retouché à plusieurs reprises, les dernières retouches qu’y fit Grégoire datent de la seconde moitié de son pontificat : Moralia 27, 21 par exemple fait allusion au succès de la mission d’Angleterre. La relation avec le texte biblique est très large, le titre indique d’ailleurs que ce livre est une suite d’exhortations morales.

Le Pastoral

Le Liber regulae pastoralis fut composé vers 591. L’évêque Jean de Ravenne reprochait à Grégoire d’avoir voulu se dérober à la charge d’évêque de Rome. Grégoire lui répond [3].
En trois parties d’inégale longueur, Grégoire étudie successivement les conditions requises pour bien exercer la charge pastorale (11 chapitres), les règles de vie du vrai pasteur (11 ch.), les règles de la prédication et de l’enseignement catéchétique (40 ch.). Il termine par un chapitre consacré à une réflexion sur son infirmité personnelle.
Le Pastoral témoigne de la sagesse de Grégoire, de son esprit de modération si proche de l’esprit de discrétion qu’il reconnaissait à saint Benoît [4] et de son sens psychologique.

Les Homélies sur l’Évangile

Ces prédications sont destinées à la masse des fidèles, aussi sont-elles très simples et moralisantes. Elles furent prononcées au cours de la messe : inter sacra missarum solemnia. Grégoire estimait en effet qu’un des premiers devoirs de l’évêque était de commenter l’évangile lu à la messe. Ces quarante homélies, prononcées de 590 à 593, furent publiées dès 593. On sait que seules l’homélie 17 et les vingt dernières furent prononcées par le pape Grégoire, les 19 autres durent être lues par un secrétaire, car les crises d’estomac de Grégoire, qui nous renseigne avec grande simplicité sur sa santé, le rendaient aphone.

Les Homélies sur Ézéchiel

Les 22 homélies sur Ézéchiel furent rédigées pour un public à prédominance monastique. Grégoire cependant déclare les avoir prêchées devant le peuple - coram populo - mais il est certain qu’il les reprit et les corrigea à la demande de moines et à leur intention. C’est dans ces homélies, qui forment un vrai traité de la contemplation, que se trouvent les plus belles considérations mystiques de toute l’œuvre de Grégoire.

Les Dialogues

Les Dialogues traitent de la vie et des miracles des saints italiens. Cet ouvrage se présente sous forme de dialogues : une conversation s’échange entre le pape Grégoire et son jeune et ingénu diacre Pierre. On peut dater l’écrit de 593/594. Il se compose d’une suite de récits écrits pour de simples fidèles avides de merveilleux. L’œuvre, qui vise à l’édification populaire, est très attrayante. Si l’on admet et comprend le genre littéraire particulier, on est préparé par là même à le dépasser et à recueillir les pensées profondes de Grégoire.

Des quatre livres qui composent les Dialogues, le deuxième est entièrement consacré à présenter la personnalité de saint Benoît, en qui « réside l’esprit de tous les justes ».

Expositions sur le livre des Rois

Leur authenticité, qui a été contestée, est à nouveau démontrée [5]. Ce livre contient de longs développements sur la grâce de l’onction épiscopale.

Expositions sur le Cantique des Cantiques

Deux homélies authentiques [6]. On en avait longtemps contesté l’authenticité.

Le Registre des Lettres

Ce registre compte 868 lettres, quelques-unes d’entre elles sont attribuées à Pélage II, mais en fait elles sont bien écrites par Grégoire qui était le secrétaire du pape Pélage. Ces lettres permettent au lecteur d’apprécier l’œuvre de gouvernement de Grégoire, elles sont importantes aussi au point de vue de sa théologie morale. Leur qualité humaine et littéraire est exceptionnelle. Il est vrai cependant que dans ces lettres officielles Grégoire a su user, et on le lui reproche, du procédé bien connu de la captatio benevolentiae [7], il ne craint pas de se montrer bienveillant envers la reine Brunehaut ou envers l’empereur Phocas, assassin de l’empereur Maurice.

Œuvre liturgique

Il faut relever l’apport personnel de saint Grégoire dans la composition du formulaire qui porte le nom de Sacramentaire grégorien [8].

2. Le style

À la fin de la préface de ses Moralia sur Job, Grégoire écrit :

  • C’est une chose indigne de vouloir assujettir aux règles de Donat (le grammairien) les paroles des divins oracles [9].

On s’indigna d’un tel propos, on le prit au tragique ! On parla de la barbarie de Grégoire ! Or, il est évident que Grégoire voulut seulement se séparer du style recherché des décadents. « Ce ne sont pas les valeurs éternelles de l’humanisme que Grégoire refuse, mais les jeux d’une puérilité monstrueuse où se complaisent les derniers lettrés de son temps » [10]. Ce que refuse Grégoire, c’est le verbiage :

  • Tous nous savons bien que, lorsque les chaumes de moissons aux promesses trompeuses se développent en feuilles, les épis sont moins gonflés de grains.
    Ep. miss. 5

La prose musicale de Grégoire est remarquable. Grégoire fait preuve d’une grande délicatesse naturelle et elle transparaît dans son style qu’il met au service de la pensée chrétienne. Ce style rythmé est savant par la structure étudiée des phrases, mais les images pittoresques qui l’émaillent donnent à l’expression un charme presque naïf.
Rupert de Deutz (XIIe siècle) a dit très justement des écrits de Grégoire qu’ils ont à la fois une plénitude et une douceur dont l’alliance constitue leur grâce propre.

III. Doctrine spirituelle

Grégoire le Grand est, nous le verrons, le docteur du désir, le docteur de la contemplation dont le désir est l’âme. Toute la doctrine spirituelle de Grégoire s’ordonne autour de la recherche ardente de la contemplation, une contemplation qui n’est pas un bien jalousement gardé mais qui se communique à autrui dans la charité, une contemplation qui ne sera parfaite que dans l’au-delà mais qui est déjà expérience de la foi.

1. Deux thèmes importants

Les trois ordines

Tous les chrétiens sont appelés à la perfection, elle est l’idéal commun aux trois catégories de chrétiens, aux trois ordines : les personnes mariées (conjugati), les moines (continentes), les clercs (praedicatiores ou rectores).

D’une part, il y a le peuple chrétien (le laos d’après le mot grec, la plebs d’après le latin), de l’autre, les clercs, responsables du peuple chrétien : les praesules ou les praepositi. « l’Église est une diversité concordante »(Moralia 28).

Saint Jean Chrysostome déjà avait affirmé que gens du monde et moines ont le devoir d’atteindre le même sommet. Les moyens cependant diffèrent et la distinction des différentes catégories de chrétiens d’après leur état de vie respectif se base sur une différence de moyens déterminés par la différence des vocations. C’est à tous les chrétiens que s’adresse saint Grégoire lorsqu’il dit :

  • Traitez les affaires temporelles en tendant de toute votre âme aux réalités éternelles.
    In Ez. II, 5, 19

Appelées à une même perfection, les trois catégories de chrétiens se distinguent cependant par les degrés de perfection de leur état de vie : gens mariés - moines ou célibataires consacrés à Dieu clercs voués à la prédication ou au service direct du peuple (laos) chrétien, c’est-à-dire des laïcs, voilà la hiérarchie ascendante de Grégoire car dans chacun de ces états de vie, il y a prédominance d’une forme de vie : vie active, vie contemplative, vie mixte et Grégoire met au sommet la vie mixte [11].

Vie active, vie contemplative, vie mixte

Parce que les gens mariés sont nécessairement engagés dans les affaires temporelles, il y a normalement chez eux prédominance de la forme de vie dite active, celle où l’on agit, où l’on s’affaire, mais aussi celle où l’on travaille à l’acquisition des vertus morales.
Parce que les moines ont fui le monde [12] pour rechercher les conditions les meilleures à la contemplation ils sont voués à la recherche de la quies (l’hésychasme oriental) [13] et leur vie est une vie contemplative, la contemplation est donc leur privilège inamissible. Grégoire fut moine et le resta d’ailleurs, mais il fut appelé à quitter sa solitude et à devenir, selon l’expression qui est la sienne et qui signifie vraiment ce qu’elle dit, le serviteur des serviteurs de Dieu. Il en souffrit mais il n’y vit pas une perte, bien au contraire.
Les clercs, les rectores ou praedicatores, sont entièrement voués au service des autres, leur vie est mixte, elle n’aurait aucun sens si elle ne transmettait aux autres, par l’action, les grâces puisées dans la contemplation : la vie mixte pour saint Grégoire ne se conçoit nullement comme une vie active qui s’interromprait pour se livrer par à coups à la contemplation, elle est la vie contemplative elle-même qui déborde en action.

Il y a donc, encore qu’elle soit quelque peu artificielle, une corrélation entre les trois catégories de chrétiens et les trois états ou formes de vie.
D’autre part, il faut dire qu’une vie active, purement et uniquement active, ne peut tout simplement pas se concevoir, d’après saint Grégoire. Toute vie chrétienne doit être contemplative. Une vie purement et uniquement contemplative peut à la limite se concevoir : elle serait anticipation de la vie de l’au-delà. Normalement, cependant, elle est réservée à l’au-delà [14], la faiblesse humaine ne permet guère d’y demeurer. Voici comment Grégoire parle à ce sujet aux rectores (les clercs qui mènent la vie mixte) :

  • Ne pouvant en cette vie rester longtemps dans la divine contemplation, ils ressemblent aux sauterelles (Ps 108 Excussus sum sicut locustae) après le saut qu’ils ont fait, ils se « reçoivent » dans leur chute et retournent aux exigences nécessaires de la vie active. Cependant ils ne sont pas satisfaits d’y demeurer et quand de nouveau, ils s’élancent avec ardeur vers la contemplation, ils recherchent pour ainsi dire l’air pour voler : ils passent leur vie comme les sauterelles, à prendre leur essor et à retomber ; alors que sans cesse, ils s’efforcent de ne jamais perdre de vue les réalités les plus élevées, ils sont rejetés sur eux-mêmes par le poids de leur nature corruptible.
    Moralia 31, 49

La contemplation a toujours le pas sur l’action, mais les tendances active et contemplative sont complémentaires, elles ne peuvent se séparer ; chacun est appelé à respecter la tendance dominante de son tempérament (n’oublions pas que Grégoire est fin psychologue). La contemplation ne prouve son authenticité que dans le service des autres.
Les clercs mènent donc, d’après leur état de vie, la vie mixte, la vie la plus parfaite, celle dont le Christ nous a montré l’exemple.

2. Trois conditions de la contemplation

L’ascèse

L’ascèse est un effort de purification tout ordonné à la contemplation.
L’attention de Grégoire se porte sur l’intention et non sur des pratiques pénitentielles extérieures. Tout est centré sur la vie intérieure, sur la radix intentionis, la racine même de l’intention.
L’ascèse est la garde du cœur : custodia cordis. Il faut remarquer cette insistance de Grégoire : tout part du cœur (cf. Mt 15, 19 etc. : c’est du cœur que procèdent mauvais desseins, meurtres etc.) - les expressions telles que « Oculus cordis, auris cordis, in ore cordis » affluent [15]. La conversion consiste d’ailleurs à « revenir à son cœur » - redire ad cor - telle est la façon de « faire retour au paradis », de revenir comme les mages par un autre chemin.
Parmi les vertus, Grégoire recommande très spécialement la patience et l’humilité : elles sont deux aspects d’une même attitude de présence à Dieu et la présence à Dieu n’est-elle pas déjà la contemplation ?
Grégoire avait été instruit par la maladie des limites de la nature humaine ; très psychologue, il en a toujours une conscience très vive, il insiste donc en matière d’ascèse pénitentielle sur la modération, sur la discrétion qu’il loua dans la Règle écrite par saint Benoît.
Il est une ascèse plus fondamentale que celle qui consiste à accumuler des pratiques, c’est celle du renoncement à soi-même, du refus de suivre sa volonté propre. Par l’obéissance monastique, le moine se voue à cette ascèse, il se met à l’école sublime du Christ :

  • Le moine a décidé de se mettre à une plus sublime école, il se dispose à briser ses volontés les plus personnelles, il est prêt à renoncer même à ses bons désirs.
    In I Reg. VI, 2, 22

Etre mort à soi-même par l’ascèse est d’ailleurs une condition de la vie mixte : comment sinon redresser les autres, être au service des autres pour les amener à la foi ?

La componction

On caractérise d’emblée la pensée de saint Grégoire sur la componction en disant qu’il la présente toujours comme une componction de contemplation. Elle est condition de la contemplation certes, mais déjà elle la suppose. En d’autres termes, on peut dire que saint Grégoire parle toujours d’une componction d’amour selon le sens plénier du mot, sens qui s’est toujours conservé en Orient [16].
À la suite de Saint Grégoire, voyons les étapes de la componction :
Au point de départ de la conversion chrétienne se trouve une vive conscience de la misère de l’homme, une conscience vécue, éprouvée.

  • L’homme est tombé bien loin au-dessous de lui… ayant perdu la vue de son Créateur, il a en même temps perdu toute sa force et sa fermeté.
    Moralia VIII, 8

De cette expérience naît l’humilité, la conscience de notre besoin de Dieu. Nous recevons alors de Dieu la componction, c’est-à-dire un choc salutaire, un coup, une piqûre, une brûlure. Le terme était d’origine médicale : un élancement. Au sens religieux, il signifie une douleur du fait de notre péché, de notre besoin de Dieu, de notre désir de Dieu.

  • Nous nous laissons entièrement consumer au feu de la douleur (offrant ainsi un holocauste pour nos péchés).
    Moralia 32, 1
  • Quand Dieu entre dans une âme, son entrée est suivie des gémissements de la pénitence, en sorte que désormais la plus grande joie de l’âme est de répandre les pleurs du salut… C’est comme par un éclat de tonnerre qu’il nous frappe quand par sa grâce, il nous réveille de notre négligence et de notre assoupissement.
    Moralia 27,40

Mais ce choc, cette voix tonnante de Dieu peut se faire chant intérieur, léger murmure, parole silencieuse (Moralia 30, 20-27, 42-45, 52) et les larmes de l’amour accompagnent toujours celles de la pénitence si bien que de plus en plus les larmes de joie dominent.

  • Ils ne cessent de désirer voir le Roi dans sa beauté et de pleurer d’amour chaque jour.
    Hom. Ez., II, 10, 21

Grégoire lui-même a tracé le chemin de la componction : l’âme pense à ce qu’elle fut, au châtiment qui la menace, à ce qu’elle est, au lieu où elle n’est pas : elle chemine donc, de la contrition au désir :

  • Là où elle fut, là où elle sera, là où elle est, là où elle n’est pas.ubi fuit, ubi erit, ubi est, ubi non est.
    Moralia 23, 41

Cassien aussi, avant Grégoire, insistait sur la componction d’amour.

  • Quel est l’homme qui pourrait exposer la variété des sentiments de componction qui embrasent le cœur d’une brûlante ardeur et lui font former des prières si pures et si ferventes… Je psalmodiais, un verset de psaume m’a jeté en cette prière toute de feu…
    Souvent, au souvenir de mes fautes, mes larmes ont coulé, et la visite du Seigneur m’a tellement vivifié de cette joie ineffable… que son immensité même me commandait de ne point désespérer de mon pardon.
    Cassien, Conf. IX, 26-28

Grégoire est l’héritier authentique de la doctrine de l’Orient chrétien sur les larmes - le penthos - les prières catanyctiques [17]. On doit dire même qu’il l’enrichit. On comprend mieux le sens de la prière pour le don des larmes lorsqu’on découvre une doctrine aussi pénétrante.
Grégoire nous conseille d’ailleurs de secouer (excuti) la componction de tristesse (Moralia 7, 13) pour nous arrêter au seul désir de Dieu qui s’exprime en cris désordonnés de joie dans le jubilus (si cher aussi à saint Augustin).

  • Beatus populus qui scit jubilationem (Ps 88) : l’âme est émue de pleurs de joie. L’esprit conçoit une joie ineffable qui ne peut plus être cachée et qu’aucun mot ne peut exprimer… Il n’est pas dit « Heureux le peuple qui dit sa joie », mais qui la connaît - cette joie qui peut être connue ne peut se dire. Elle est ressentie mais elle est bien au-delà de tout sentiment. La conscience de celui qui la ressent ne suffit pas à la contempler, comment pourrait-elle jamais l’exprimer. Je verrai ta face dans l’allégresse, et videbit faciem ejus in jubilo (Jb 33, 26).
    Moralia 23, 10
Le désir

On appelle souvent saint Grégoire le docteur du désir. La componction et le désir sont des manifestations de l’amour qui tend sans cesse à la contemplation.

  • Celui qui de tout son esprit désire Dieu a déjà certainement celui qu’il aime.
    Hom. in Evang. 30, 1

À la vingt-cinquième homélie sur l’Évangile se trouve le beau texte sur Marie-Madeleine où tous les thèmes se mêlent : recherche de Dieu, pleurs d’amour de la componction, le désir et sa croissance :

  • Elle pleurait en cherchant, enflammée du feu de son amour, elle brûlait de désir… À celle qui aime, il ne peut suffire de regarder une seule fois car la force de l’amour multiplie l’ardeur de la recherche… Les désirs dont la réalisation est différée croissent et ayant atteint toute leur croissance, ils deviennent capables de saisir ce qu’ils ont enfin trouvé.
    Hom. in Evang. 25

La componction nous creuse et elle augmente notre capacité de Dieu. Aussi, nous ne sommes plus que désir et ce désir - qui est un état de prière - est la forme même de notre amour. « Anhelare, aspirare, suspirare » : Grégoire a tout un vocabulaire limpide, pur, très chaste, du désir.

Le désir, à mesure qu’il s’intensifie, est comblé par une possession de Dieu qui le fait croître encore.
Plus encore que saint Augustin, et avec un autre accent, Grégoire a chanté à chaque page de ses écrits le désir de l’âme.

Le désir de Dieu suppose une purification des désirs.

La purification des désirs se réalise par l’ascèse. L’homme terrestre désire naturellement les délices terrestres et les choses spirituelles ne provoquent qu’ennui à celui qui les ignore :

  • L’absence des délices corporelles attise en nous un violent désir mais leur jouissance pour qui s’en nourrit tourne immédiatement en dégoût causé par la satiété.
    L’absence des délices spirituelles au contraire provoque le dégoût mais leur possession éveille le désir. Plus on en mange, plus on en a faim, et plus on en a faim, plus on s’en nourrit.
    H. Ev. 36

Désirer Dieu, c’est se purifier d’autres désirs, c’est se détacher pour s’attacher. Le désir de Dieu exige de nous une lutte courageuse contre les tendances contraires en nous à ce désir. Les biens terrestres sont à notre usage (ad usum), ils ne peuvent nous dominer

  • Qu’elles soient possédées, les choses terrestres, qu’elles ne vous possèdent pas.
    H. Ev. 36

Que surtout nous n’aimions pas nos désirs mauvais :

  • Nous ne voulons pas goûter au-dedans la douceur qui nous est préparée, préférant au-dehors, malheureux que nous sommes notre état d’affamés (amamus forismiserii famem nostram).
    H. Ev. 36

Saint Grégoire poursuit en remarquant qu’il ne faut regarder que de côté tout ce qui passe :

  • Usez des choses temporelles durant votre pèlerinage, mais désirez les biens éternels pour le terme.
    Il faut ne regarder que de côté - ex latere - pour ainsi dire tout ce qui passe dans ce monde, les regards de notre âme doivent se porter devant nous tandis que de toute leur force ils considèrent ce à quoi nous devons parvenir.
    H. Ev. 36
Le désir est l’âme de la prière
  • Ce qui rend nos voix puissantes (pénétrantes) aux oreilles très secrètes de Dieu, ce ne sont pas nos paroles mais nos désirs.
    Si nous demandons la vie éternelle de bouche (du bout des lèvres) mais que nous ne la désirons pas du fond du cœur, nous nous taisons malgré notre clameur (tacentes clamemus). C’est dans le désir que se trouve cette secrète clameur qui ne parvient pas aux oreilles humaines mais qui remplit l’ouïe du Créateur (auditum Creatoris replet).
    Moralia XXII, 43

Le désir de Dieu apaise l’âme, harmonisant tout en elle, l’élevant au-dessus de l’immédiat :

  • Par le désir, transcendons toutes choses afin que puisse se recueillir en un seul objet notre cœur.
    H. Ez. II, 10, 23
Le désir s’éclaire des lumières de la Révélation.

L’Incarnation du Verbe est révélatrice : la présence du Christ révèle l’Invisible si bien que notre désir « voit » déjà la Lumière qui nous est intérieure. Grégoire a des formules admirables et décisives pour parler de l’Incarnation révélatrice :

  • Par le mystère du Verbe incarné, tandis que nous connaissons Dieu sous une forme visible, nous sommes enlevés (rapiamur : c’est un rapt) dans l’amour des choses invisibles.
    Préface de Noël
  • L’espèce humaine (que symbolise l’aveugle assis au bord de la route près de Jéricho) est illuminée par la présence de son Rédempteur afin qu’elle puisse voir déjà par le désir les joies de la Lumière intérieure (internae lucis gaudia jam per desiderium videat) et qu’elle puisse poser sur le chemin de la vie les pas de l’œuvre bonne.
    Hom. 2 in Ev.

3. La contemplation d’après saint Grégoire

Rappelons ce qui a été dit plus haut à propos des états de vie : la vie active et la vie contemplative doivent, d’après saint Grégoire, se mêler, si bien que l’idéal est en somme la vie mixte, celle où la contemplation déborde en service du prochain. Aux états de vie correspondent des manières différentes d’unir l’action et la contemplation. Tous cependant sont appelés à la contemplation.

Le terme de vita contemplativa se retrouve jusqu’à 44 fois dans les Homélies sur Ézéchiel et 20 fois dans les Moralia. En voici une définition :

  • La vie contemplative consiste à conserver de tout son esprit la charité envers Dieu et le prochain, elle cherche à se reposer (quiescere) de l’action extérieure, à s’adonner au seul désir du Créateur, de telle sorte qu’on n’ait plus le goût d’exercer aucune action, dépassant tous les soucis, l’âme alors brûle du désir de voir la face de son Créateur.
    Hom. Ez. II, 2, 8

Très fermement la condition première est posée : garder la charité - elle est le seul but - et sous son double aspect : envers Dieu, envers le prochain. Vient ensuite la description de la grande tendance contemplative : la recherche positive de l’otium, du repos. Grégoire fut dans l’action un contemplatif, sa vie fut une vie mixte, livrée au service du prochain, mais le désir de son âme ne cessa de l’entraîner vers la contemplation [18].
Mais cette contemplation elle-même à laquelle l’ascèse, la componction et le désir prédisposent et pour laquelle l’otium est requis, comment Grégoire la définit-il ? Elle est pour lui une mystique de la Vision.
Elle est regard vers Dieu, désir incessant de le voir, bien plus elle est Vision mais vision de foi, vision de désir, vision nocturne. Le brouillard s’interpose, la foi et le désir le traversent : le regard s’arrête sur le mystère (arcana).
Cet idéal : « voir Dieu » est une aspiration johannique (Jn 1, 14 ; 11, 40 ; 14, 9 etc.) qui fut admirablement reprise par saint Irénée déjà :

  • De même que ceux qui voient la lumière se trouvent dans la lumière et participent à son éclat, de même ceux qui voient Dieu sont en Dieu parce qu’ils participent à son éclat. La clarté les vivifie et ceux qui voient Dieu en reçoivent la vie.
    Irénée, AH IV, 20, 5
  • La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu.
    Irénée, AH IV, 20, 8

Et Grégoire de Nysse dit de même :

  • Voir Dieu, c’est la vie de l’âme.
    Grégoire de Nysse, Traité des enfants morts sans baptême, PG 46, 176 a

Regarder et continuer de regarder avec un grand désir les « arcanes » de Dieu est un acte d’amour d’où résulte une possession : l’âme « perçoit » - elle « sent ». La prière rend possible la vision de désir.
Dieu apparaît à Grégoire comme une lumière incirconscrite (lumen incircumscriptum). Sa perception de la transcendance divine est très vive mais faite de simplicité, de pureté, de limpidité ; devant Dieu l’âme se simplifie, elle se réjouit de sa pauvreté intérieure, « s’endort à tout le reste ». On connaît cette lumière invisible par le sentiment même qu’on éprouve de l’ignorer. Dieu est simple. Il est tout ce qu’il a :

  • Il a l’éternité, mais c’est lui-même qui est l’éternité. Il a la lumière mais c’est lui-même qui est sa propre lumière. Il a l’éclat mais c’est lui-même qui est son propre éclat.
    Moralia 16, 54

Dieu est entièrement présent à lui-même, toujours, il est vie, vérité, force, sagesse, soleil, feu, source de lumière, principe de toute clarté.

Une contemplation chrétienne : par la Médiation du Christ.

La contemplation d’après saint Grégoire passe toujours par la Médiation du Christ. Les images que Grégoire utilise pour en parler sont souvent empruntées au thème de la lumière : le Christ nous illumine. Dans le Christ incarné, dit-il, la Lumière du Verbe se dissimule dans la chair comme dans un vase de terre (testa) mais c’est afin de ne pas nous éblouir. Le Christ est comme une figure de vermeil (quasi speciem electri) : l’argent et l’or s’y mêlent. Cet alliage rend l’argent de l’humanité plus brillant mais il tempère l’éclat de l’or de la divinité (Hom. Ez. 1, 8, 25).
C’est dans le Christ que s’opère le passage du visible à l’invisible, de l’extérieur à l’intérieur, de la foi à l’intelligence de la foi, de l’humanité à la divinité : le Christ est notre Pâque.
Le regard sur l’humanité du Christ est déjà, par la foi, regard sur la divinité. Ce regard que dès maintenant (Jam quidem) nous portons sur notre Médiateur est donc le commencement de la vie bienheureuse.
Dieu dans le Christ élève l’homme jusqu’à lui :
Dieu est venu à l’homme dans le Verbe incarné et l’Esprit du Père et du Fils vient dans l’homme y répandant ses sept dons par lesquels l’âme peut retourner à Dieu : la crainte servile devient filiale et engendre l’attitude religieuse de piété ; la science donne de discerner la volonté de Dieu et l’homme reçoit la force de réaliser le devoir discerné ; le don de conseil lui donne de ne pas préjuger de cette force ; enfin dans l’intelligence que l’âme a de Dieu et d’elle-même, elle atteint la sagesse qui est la forme la plus haute de l’illumination (de la lumen illuminans). (D’après Moralia XVIII, 81).

4. Quelques précisions sur le vocabulaire de la contemplation

La vision de Dieu

Le terme nous paraît très fort, aussi doit-il être replacé dans le contexte grégorien constant de désir, de recherche. Grégoire emprunte d’ailleurs le terme à saint Augustin mais il le vide de toute l’influence de l’intellectualisme grec. La vision de Dieu est bien pour saint Grégoire, l’acte même de la vie contemplative.

Ici-bas, au-delà

Il est important de remarquer que ces deux termes ne s’opposent nullement pour saint Grégoire. Il n’y a nulle rupture entre l’ici-bas et l’au-delà mais parfaite continuité, bien plus l’au-delà est ici-bas en ce sens qu’il est très réellement commencé. Notre contemplation est une contemplation inchoative. Marthe et Marie sont sœurs comme l’étaient Rachel et Léa. Pierre et Jean sont unis.

  • L’amour qui commence ici-bas se parfait par la vision de Dieu dans l’éternelle patrie.
    Hom. in Ez. II, 9, 10
Les fenêtres obliques

Saint Grégoire affectionne cette image. Les fenêtres obliques sont des sortes de meurtrières, très étroites à l’extérieur, larges à l’intérieur :

  • Dans les fenêtres obliques, la partie par laquelle la lumière pénètre est étroite (angusta), mais la partie intérieure qui recueille cette lumière est large. Ainsi les âmes de ceux qui contemplent. Elles ne voient qu’une faible lueur de la véritable lumière (tenuiter) et cependant tout en elles semble se dilater. Sans doute ne peuvent-elles saisir que peu de choses de ce qu’elles regardent. Ce que, en contemplant, elles voient n’est presque rien (exiguum valde) mais ce rien suffit à dilater le sein des âmes (laxatur sinus mentium) et à augmenter leur ferveur et leur amour. Accueillant la lumière de la vérité comme au travers de meurtrières (quasi per angustias) tout chez elles semble s’élargir.
    In Ez. II, 5, 17
La réverbération

La contemplation est pour Grégoire un état normal : son acte est très fréquent : saepe et cependant elle ne peut être que fugitive.
L’âme est ravie hors d’elle-même, elle est élevée au-dessus d’elle-même (Moralia 24, 11), l’intelligence se transcende mais par moments furtifs (raptim, per transitum, quasi furtim), ensuite vient nécessairement la reverberatio. La violence de l’éclat de la lumière repousse l’âme :

  • Et cependant, repoussée, elle aime.
    Et tamen repulsus amat.
    Moralia 10, 13

Cette contemplation qui est toujours reprise mais qui ne peut être parfaite et stable, saint Grégoire aime de la symboliser par ce silence d’une demi-heure qui se fait dans le ciel (Ap 8, 1) :

  • Ardemment commencée, la contemplation n’atteint pas sa perfection.
    Moralia 30, 53
  • Il se fait un silence dans le ciel (= l’âme du juste) car le vacarme des actions terrestres s’apaise afin que l’âme puisse prêter l’oreille au secret intime. Mais cette quiétude de l’esprit ne peut être parfaite en cette vie, aussi on ne peut dire que dans le ciel il y eut un silence d’une heure mais comme (quasi) d’une demi-heure…
    H. Ez. II, 2, 14

La disproportion est trop grande entre l’âme et la lumière de Dieu, l’âme est comme repoussée, foudroyée. On le sait, la pensée est augustinienne et elle appartient à Plotin et déjà à Platon. L’insertion de Grégoire dans la pensée grecque est bien inconsciente cependant.

Le vol de l’âme

Le vol de l’âme est un élan, un désir, non pas un mouvement intellectuel, mais un mouvement spirituel qui soulève l’esprit vers la contemplation. La notitia est transcendée par le volatus - ce mot enchante Grégoire - comme l’intelligence est transcendée par le cœur.

  • Par la contemplation, nous sommes portés au-dessus de nous, nous sommes comme soulevés dans les airs.
    In Ez. I, 3, 1
  • Des mains humaines apparaissent sous leurs ailes.
    Ézéchiel 1, 8

car « sous le vol de la contemplation », il y a « la vertu de l’œuvre bonne ». Et certes, la vie contemplative est meilleure mais elle doit être unie à la vie active et soutenue par elle (voir H. Ez. 1,3,7 etc.).
Mais si haut que pût mener le vol de l’âme, il ne peut la mener au-delà de la foi.
L’objet de la contemplation est bien souvent l’excellence Verbe :

  • Les cœurs humains ne pourraient prendre leur envol pour contempler le Verbe si le Verbe tout-puissant ne s’était, pour les hommes, fait homme.
    In Ez. I, 3, 14

IV. L’Écriture lue par saint Grégoire

 [19]

Les trois étapes de son exégèse

Saint Grégoire parcourt habituellement trois étapes d’exégèse dans ses commentaires d’Écriture sainte : il franchit l’étape l’histoire pour exposer le sens allégorique, il franchit l’étape l’allégorie afin d’exposer le sens tropologique.
L’allégorie est la lecture du Nouveau Testament dans l’Ancien elle est la lecture du Christ partout découvert :

  • La connaissance du Christ puisée dans l’Écriture est comme un feu caché dans la pierre ; qu’on frappe cette pierre par le fer d’un regard perçant et le secret sera arraché.
    d’après H. Ez. II, 10, 1

La tropologie est le « sens moral », elle est la démarche essentielle à la pleine intelligence de l’Écriture - c’est le Sermo conversus ad nos, ad mores nostros. La parole de Dieu y prend son sens actuel, pour nous.
De l’histoire donc il faut aller à la tropologie en passant par l’allégorie qui est la vérité de l’histoire, son sens.
Histoire, allégorie, tropologie tracent la ligne sans brisure de l’unique action rédemptrice car tout se consomme dans l’Église et dans chaque chrétien, microcosme de l’Église parfaite. Tout se consomme dans l’homme intérieur. « Tout ce qui arrive à l’Église arrive aussi à chaque chrétien » (Pascal). « Ce qui se passait alors historiquement se réalise aujourd’hui spirituellement » (Adam Seat).
C’est dans un mystère d’intériorisation que s’achève nécessairement la lecture de l’Écriture Dans le même sens, Angelus Silesius écrivait au XVIIe siècle : « L’Écriture n’est que l’Écriture… que Dieu dise en moi sa Parole d’éternité » [20].

  • Le Dieu Tout-Puissant qui n’a pas à s’étendre pour atteindre les grandes choses et lui qui jamais n’est à l’étroit dans les plus petites parle de l’Église entière comme s’il parlait d’une seule âme et souvent rien n’empêche de comprendre de l’Église entière ce qu’il dit d’une seule âme. [÷H. Ez. II, 2, 15÷]

L’Écriture « progresse avec ceux qui la lisent » (Moralia XX, 1, 1)

Nul peut-être ne l’a dit de manière plus précise et plus poétique que Grégoire. Qu’on se souvienne du beau commentaire de l’Evangile des disciples d’Emmaüs :

  • La simple Vérité n’a donc rien fait par duplicité elle a imité corporellement le modèle de ce qu’elle était dans leur esprit.
    … Ce n’est pas en écoutant les préceptes divins, mais en les observant qu’ils sont illuminés.
    Celui-donc qui veut comprendre ce qu’il a entendu, qu’il se hâte d’accomplir pratiquement ce qu’il a déjà pu entendre.
    H. Ev. 23

Cassien († vers 430/435) disait de même :

  • A mesure que, par la méditation des Écritures, notre esprit se renouvelle, la face des Écritures commence, elle aussi, à se renouveler et la beauté d’une signification plus sacrée se met à croître, pour ainsi dire, à la mesure de notre propre progrès.
    Cassien, Conf., 14, 11

Voici, à ce sujet, comment saint Grégoire commente la vision des roues (Ézéchiel 1, 15) : les roues se trouvent à terre, elles représentent l’Écriture sainte que nous devons soulever, toutes les quatre ont même aspect et elles semblent constituées de telle sorte qu’une roue se trouve au milieu de l’autre parce que dans l’Ancien Testament se trouve déjà, caché au centre, le Nouveau Testament :

  • Lorsque les animaux (les quatre Vivants) avançaient, les roues avançaient auprès d’eux parce que les paroles divines croissent avec celui qui les lit… Si l’âme de celui qui lit ne s’élève pas en progressant vers les hauteurs, alors les mots divins gisent comme dans les bas fonds, car ils ne sont pas compris.
    Hom. Ez. 1, 7, 8

Les quatre évangiles (les quatre Vivants)

Puisque nous parlons ici des homélies sur Ézéchiel relevons une exégèse chère à Grégoire, elle est subtile et ses cadres de pensée ne sont plus les nôtres mais la pensée elle-même est profonde.
Les quatre Vivants (si souvent représentés aux tympans des cathédrales romanes, précisément dans leur rapport avec le Christ glorieux) sont des animaux allégoriques qui désignent à la fois :
• les quatre évangélistes
• les quatre évangiles
• les quatre mystères de la vie du Christ
• les quatre démarches de la vie chrétienne.

L’Evangile de Matthieu débute par la généalogie charnelle du Christ : HOMME
Celui de Marc, par la clameur du désert : LION
Celui de Luc, par l’offrande rituelle de Zacharie : TAUREAU
Celui de Jean par l’évocation de la divinité de Jésus : AIGLE

Le Christ est :
HOMME : Incarnation
TAUREAU : Passion - offrande du sacrifice
LION : Résurrection - le lion de la tribu de Juda a vaincu - et le lion dort, paraît-il, les yeux ouverts
AIGLE : Ascension.

Mais le Chrétien est membre du Christ et il doit être :
HOMME : par sa raison
TAUREAU : par son sens du sacrifice
LION : par sa force d’âme
AIGLE : par la contemplation.

L’Écriture doit être lue dans l’Église.

Elle est un « pain ». Où la manger, dès lors, sinon « dans la maison », tels les frères et sœurs de Job :

  • C’est dans la sainte Église qu’ils se nourrissent de la moelle de la mystique Parole.
    Moralia XXXV, 14, 26

Comme Augustin, Grégoire aime dire que l’Écriture sainte est pour nous un « miroir » : nous y découvrons notre laideur, notre beauté, notre progrès ou notre déchéance.

Plus on médite l’Écriture plus on l’aime.

  • Elle n’est ni fermée à en être décourageante, ni accessible à en devenir banale. Plus on la fréquente, moins on s’en lasse, plus on la médite, plus on l’aime.
    Moralia XX, 1, 1

L’Écriture conduit à l’amour

  • Le seul but de Dieu en nous parlant tout au long de la sainte Écriture, c’est de nous attirer à l’amour de Dieu et du prochain.
    In Ez. I, 10, 14
  • On découvre l’ineffable et merveilleuse puissance de la Parole sacrée quand l’esprit à sa lecture se sent tout pénétré de l’amour d’en-haut.
    H. Ez. 1, 7, 8
  • L’Écriture est un chant dans la nuit

Saint Grégoire dit de l’Écriture qu’elle est un chant dans la nuit (carmen in nocte). À sa lecture, la nuit pour nous s’illumine (Cf. Ps138), l’éternelle lumière à venir scintille déjà, par elle, à travers nos ténèbres. Elle nous inonde de délices car elle est source de contemplation et Grégoire lui applique toutes les images qu’il applique à la contemplation.

  • Le chant dans la nuit, c’est la joie dans l’épreuve puisque même affligés par les tribulations, nous goûtons déjà par l’espérance les joies de l’éternité. C’est ce chant dans la nuit que célébrait Paul : « Ayez la joie dans l’espérance, la constance dans la tribulation » (Ro 12, 12). C’est ce chant dans la nuit qu’entonnait David : « Tu m’es un refuge dans le tourment qui m’assiège. O ma Joie, délivre-moi de ceux qui m’assiègent » (Ps 31, 7). Voici qu’il nomme la nuit un tourment et que pourtant au milieu des tribulations, il appelle son Libérateur sa Joie ! Au dehors, certes, c’était la nuit dans l’assaut de l’épreuve niais au dedans retentissaient les chants de consolation et de joie.
    Moralia XXVI, 16, 26

Ezéchiel entendit à la voix des roues deux grands ébranlements successifs (Ez 3, 12-13) : componction de pénitence et componction d’amour à l’audition des paroles de l’Écriture :

  • Enflammés de l’amour de notre Créateur, embrasés du feu d’une intense ferveur, nous pleurons d’être encore bien loin de la Face du Tout-Puissant… aimant désormais celui que nous connaissons, nous ne cessons plus de le désirer dans les larmes… C’est ce qui donne aux paroles de la sainte Écriture tout leur, goût au cœur de celui qui la lit : c’est ce qui fait que ceux qui aiment les lisent le plus souvent dans le silence, comme à la dérobée et à voix basse.
    In Ez., I, 10, 39
  • L’Écriture doit être lue chaque jour (lectio divina).
  • Mets-toi donc à l’étude, je t’en prie, et médite chaque jour les paroles de ton Créateur. Découvre le cœur de Dieu dans les paroles de Dieu.
    … Mais pour y parvenir, que le Dieu Tout-Puissant répande lui-même en toi l’Esprit Consolateur ! Qu’il emplisse ton âme de sa présence et qu’en l’emplissant, il l’élève.
    Lettre 4 au médecin Théodore

Conclusion

Préfet de Rome, moine, diacre, apocrisiaire et pape, Grégoire fut un homme mêlé au monde, un contemplatif et un pasteur d’âmes. Moine arraché malgré lui à son monastère pour le bien des âmes, il demeura moine toujours par le constant regret de sa vit claustrale, par le désir, par des réalisations effectives - il groupait des moines autour de lui - et par son intense vie de prière.

Ce pasteur d’âmes est constamment un moraliste : jamais cependant la morale ne se dissocie chez lui de la doctrine christocentrique. Il eut le souci de s’adapter à chacun et il montra un sens psychologique très averti, un sens aigu aussi de la faiblesse humaine que son état souvent maladif affina encore.

À une époque de décadence, Grégoire sut recueillir et unifier l’héritage du passé. Il n’a rien cependant d’un génie métaphysique si bien que lorsqu’on le compare à saint Augustin, et on aime à le faire, on parle toujours d’un abaissement de la pensée. Il est vrai que Grégoire n’est ni philosophe, ni intellectuel, mais pourquoi comparer un génie aussi personnel à qui que ce soit ? Grégoire est autre, constamment original par sa liberté, sa poésie, son sens de l’humour !

Un seul mot peut vraiment caractériser Grégoire : Grégoire est un mystique. Dogme, morale, spiritualité sont entraînés chez lui par un « vol de l’âme » jusqu’aux régions de la contemplation.

Grégoire a choisi avec insistance la vie mixte comme la forme de vie la plus parfaite : c’est qu’il sait que sans la charité, une charité effective qui se dépense pour le prochain, la contemplation ne serait rien (cf. 1 Co 13 mais la contemplation est chez Grégoire le visage même de l’amour et il n’eut rien de meilleur à donner au peuple chrétien que l’expérience de sa foi.

Grégoire est un témoin des arcanes de Dieu ! Grégoire est 1a grande autorité invoquée par saint Thomas d’Aquin dans les questions relatives à la contemplation. Ce grand spirituel fut au Moyen Âge le « directeur des consciences chrétiennes ». Il mérite de 1e demeurer.

Comment ne pas recueillir avec avidité un tel message :

  • Les expériences de ces avant-coureurs, de ces enfants perdu de notre race, élancés vers le Bien sans ombre, ces expérience nous restent consignées par eux, comme les documents rapportés par les explorateurs des terres presque inaccessibles. Les grands mystiques sont les pionniers et les hérauts du plus beau, du plus désirable, du plus merveilleux des mondes… toute proportion et toute différence gardées, les grands mystiques peuvent dire ce que disait le disciple bien-aimé : « Ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que nos mains ont touché, nous vous l’annonçons ». Et de les entendre nous le raconter, notre âme frémit d’espoir et d’attente. Ils sont ainsi les témoins de la présence amicale de Dieu dans l’humanité.
    Léonce de Grandmaison, La religion personnelle, p. 178-179.

La lecture de saint Grégoire nous ouvre à la présence de l’invisible :

  • O monde invisible, nous te voyons,
    O monde intangible, nous te touchons,
    O monde inconnaissable, nous te connaissons,
    O monde insaisissable, nous t’étreignons !
     [21]

Source :

Soeur Gabriel Peters, Lire les Pères de l’Église. Cours de patrologie, DDB, 1981.
Avec l’aimable autorisation des Éditions Migne.

[1On peut lire l’histoire de sa vocation dans la préface des Moralia.

[2D’après les Dialogues 4, 21.

[3Il faut signaler l’étroite parenté du Pastoral de Grégoire le Grand et du traité Du Sacerdoce de Jean Chrysostome. Ces deux œuvres ont d’ailleurs une même source : le discours Sur la fuite de Grégoire de Nazianze. Le mot célèbre de Grégoire le Grand : « La conduite des âmes est l’art des arts et la science des sciences » est emprunté textuellement à Grégoire de Nazianze.

[4Au second livre des Dialogues.

[5Voir Dom P. Verbraken, Revue bénédictine, t. 66, 1956, p. 159-217.

[6Voir Dom B. Capelle, Revue bénédictine, t. 41, 1929, p. 204-217.

[7Procédé oratoire destiné à se concilier la bienveillance des auditeurs.

[8Voir Dom B. Capelle, Revue bénédictine, tome 49, 1937, p. 13-28.

[9On se souvient que le grammairien Donat fut le maître de Jérôme.

[10Voir H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Paris 1948, p. 445.

[11Voir l’article sur Grégoire le Grand au Dictionnaire de Spiritualité par Dom R. Gillet. Nous nous en inspirons.

[12Il est clair que ce vocabulaire est bien celui de saint Grégoire. Les perspectives actuelles d’ouverture au monde nous obligent à réviser ce vocabulaire. Mais peut-être suffirait-il d’étudier la vie de Grégoire, de comprendre jusqu’à quel point cette vie, qui demeurait une vie monastique, fut livrée au service de tous, pour réaliser quel fut le sens réel de ce vocabulaire. Il reste vrai que Grégoire souhaitait pour les monastères des conditions de paix qu’assurait un « retrait » du monde.

[13Le mot latin quies et le mot grec hésychia ont exactement le même sens : repos, calme, paix, solitude. Qu’on ne perde pas de vue que, malgré son ignorance de la langue grecque, Grégoire fut en contact étroit avec l’Orient (apocrisiaire à Constantinople).

[14Telle est aussi la pensée constante de saint Augustin.

[15L’œil, l’oreille, la bouche du cœur. Comme Origène, comme saint Augustin et tant d’autres, Grégoire reconnaît en l’homme la présence des cinq sens spirituels.

[16Nous suivons ici Dom Jean Leclercq dans L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris 1957, p. 34-35. Voir aussi le Dictionnaire de Spiritualité au mot « Componction ». Nous recommandons le livre d’I. Hausherr, Penthos, La doctrine de la componction dans l’Orient chrétien, Rome 1944, « Orientalia christiana analecta », N° 132.

[17Les prières catanyctiques, du mot grec katanux, signifient les prières de componction, les prières pénitentielles, les prières qui font pleurer. On peut voir en ce sens tout l’admirable recueil des Prières de Grégoire de Narek, le grand poète arménien, SC N° 78, Paris 1961.

[18Lorsque saint Bernard rédige à l’intention du pape Eugène III le traité De Consideratione, il lui propose saint Grégoire le Grand comme modèle : « C’est perdre sa vie, lui écrit-il, que de passer toute sa vie sans réserver quelque temps à l’otium (au loisir de la contemplation), saint Grégoire recherchait cet otium à l’heure même où Rome allait être assiégée ». Voir De Consideratione, I, 9, 10.

[19Nous nous inspirons ici des pages consacrées à saint Grégoire le Grand dans H. de Lubac, Exégèse médiévale, 1, Paris, Aubier 1959, p. 187 et sv.

[20Voir A. Silesius, Pèlerin chérubinique, II, 137.

[21Trouvé dans les papiers de Francis Thompson après sa mort.

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