À l’école de saint Augustin

Augustin d’Hippone : Recevoir l’Amour et devenir Amour

Soeur Douceline, or. a., (†)
Lundi 28 août 2006 — Dernier ajout lundi 3 mai 2010

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l’école de saint Augustin - faut-il le rappeler ? -, prière et vie se chantent à l’unisson. La prière est un chant intérieur que nous devons accompagner avec notre vie, harmonisant avec la mesure de ce chant, les mouvements de notre cœur et nos comportements (Sermon 311, 7).
La prière nous interpelle secrètement, nous éveille à la Présence, nous révèle à nous-mêmes et nous invite à convertir notre amour. Dès que l’homme s’éveille à Dieu, il éprouve le besoin de ne plus être mensonge, de se dégager des images « étrangement agglutinées » à son âme « par le liant de l’amour » (Trinit., X, 8) ; de s’ouvrir à la transcendance.
Intus Deus altus est (Ps 130, 12) et nous sommes appelés à nous dépasser pour l’atteindre.
Mieux que tout autre, le converti de Milan venu tard à la prière nous fait comprendre que Dieu est la soif essentielle de l’homme : « Notre âme a soif, notre chair a soif, et de tant de manières, mais ce n’est pas le premier venu qui calmera notre soif : c’est toi, Seigneur notre Dieu ! » (Ps 62, 8)

Il nous redit inlassablement comment ce Dieu transcendant, tourment et bonheur de l’homme, ne cesse de le chercher, et comment celui-ci, avec sa fragilité et ses incohérences, répond à cet appel. Nous ne sommes et n’existons que parce que nous avons été aimés. Et parce que Dieu nous a aimés, nous sommes capables d’exprimer cet Amour.
Prier avec saint Augustin, c’est entrer progressivement dans le mystère trinitaire, dans un double mouvement d’intériorisation et d’ouverture, d’accueil et de don, de silence et de rencontre. L’amour est Dieu, nous dit Augustin : celui qui aime sans plus s’appartenir demeure à jamais avec Dieu ; parole qui par-delà quinze siècles rejoint celle de Silouane, le saint moine d’Athos : « si l’âme aime les hommes et en a compassion, la prière ne cesse plus ».

I. Te duce in me redeam et in te (Soliloques 2, 6, 9)

(Sous ta conduite, revenir à moi-même et à toi)

L’oreille de Dieu est attentive à ce que dit le cœur de l’homme (Ps 119, 9).

ue tu pries en silence ou à haute voix, tu cries vers Dieu avec ton cœur. Entendu au sens biblique, le cœur c’est le centre de ton être, ce que tu es en profondeur, ce qui fait ta vérité d’homme. Prier avec son cœur, c’est t’engager avec tout ce que tu es, c’est, selon la jolie formule de M. F. Berrouard, « prier dans sa langue maternelle ».

Augustin constate : Il y en a beaucoup qui ne se connaissent pas eux-mêmes. Se connaître comme tout homme le devrait, n’est pas le propre de chacun. Et comment donc celui qui ne se connaît pas lui-même aimerait-il son prochain ? » (Ps 118 (8), 2)

Le fils prodigue ne se serait pas levé pour aller vers son Père s’il n’était d’abord rentré en lui-même, s’il s’était complètement ignoré. Or, bien souvent, l’homme vit à la périphérie de lui-même, ballotté au gré des amours variés et divergents, l’âme flottant de ci delà, ondoyant parmi des convoitises diverses ou des soucis d’affaires (Ps 145, 6). Il sort comme un exilé de son cœur, par amour des choses extérieures, méprisant les biens intérieurs (Sermon 330, 3), […] errant dans la région de la dissemblance parmi des idoles toujours nouvelles. Et pourtant ! Il est hanté par un désir inavoué de clarifier le sens de sa vie, d’être en vérité.

Noli foras ire ! Noli foras esse ! lui crie Augustin. Pour se comprendre et se voir en vérité, il lui faut retrouver le chemin de son cœur, rejoindre ses racines profondes : ut videat se in se, ut noverit se apud se ; pour se voir lui-même, pour se connaître lui-même (Ps 41, 7). Surgit alors l’interrogation : Qui suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle sorte d’être ? (Confessions X, 17, 26).

Fasciné par Dieu, Augustin l’est tout autant par l’homme, cette merveille, magnum miraculum (Sermon 126). Précurseur de la psychologie des profondeurs, il a pressenti l’irrationnel et le subconscient, exploré l’immensité de l’espace intérieur, souvent inquiet, parfois saisi d’un frémissement, toujours émerveillé : Grande profundum et ipse homo, profond abîme qu’est l’homme lui-même ! (Confessions IV, 14, 22). Qu’y a-t-il de plus profond que cet abîme ? À partir de son expérience personnelle dont il a reculé les bornes à l’infini, il n’a cessé de méditer sur l’homme et sa destinée immortelle : Que suis-je moi-même pour Toi pour que tu m’ordonnes de t’aimer ? (Confessions 1, 5)

En nous créant à son image, Dieu a fait quelque chose de très grand, dit Augustin à l’homme d’aujourd’hui qui ne croit plus, ou mal, à la valeur unique et irremplaçable d’une vie humaine. L’homme se sent précieux parce qu’il a été pensé par Dieu (Sermon 21, 8), créé à sa ressemblance, racheté à grand prix :
Hommes, ne vous sous-estimez pas : le Fils de Dieu s’est fait homme. Femmes, ne vous sous-estimez pas : le Fils de Dieu est né d’une femme. (Le combat chrétien, XI, 12).

Roseau pensant, herbe qui passe, l’homme est grand parce qu’il cherche la clef de son propre mystère ; parce qu’il est « capacité de Dieu » au creux même de la pire misère ; parce qu’il vit pour un dépassement, pensée que reprendra de nos jours avec un égal bonheur Soljénitzyne.

Cette saveur d’éternité fait partie de sa vocation d’homme, porteur d’une blessure inguérissable : tu nous as faits pour toi, élan vers toi, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi (Confessions, I, 1).

Ne redoute pas de descendre dans ta profondeur, te dit Augustin. Rentre en toi-même et va vers Celui qui t’a fait. Imite le jeune fils dont parle l’Évangile ; ce fils, c’est peut-être toi (Sermon 330). En retrouvant le chemin de ton cœur, tu commences à te voir tel que tu es à présent et à pressentir ce que tu devrais être.
Le cœur de l’homme, quel champ de bataille ! Chaque jour dans notre cœur c’est le combat ; seul dans son cœur, l’homme doit lutter contre une foule (Ps 99, 11), et il est rare qu’il en sorte indemne, sans blessures… Qui ne se reconnaîtrait ? Cet homme, nous dit Augustin, c’est peut-être toi, mais oui, c’est toi, c’est lui, c’est moi… (Sermon 154, 2).

C’est l’Esprit de Dieu qui combat en toi contre toi, contre ce qu’il y a en toi d’opposé à toi-même. Tu n’as pas voulu te tourner vers le Seigneur, tu es tombé et tu t’es brisé comme un vase qui s’échappe de la main et qui se brise en tombant à terre. Or, c’est parce que tu t’es ainsi brisé que tu es ennemi de toi-même, opposé à toi-même… (Sermon128, 9).

Comme un vol de moucherons, que de désirs, que de joies au rabais, que d’inquiétudes futiles viennent te harceler quotidiennement ! On les chasse, ils reviennent, et il est bien difficile de s’en débarrasser (Sermon 8, 4). Ils détournent cette part de ton désir qui devrait aller vers Dieu. Faut-il céder au découragement ? Renoncer à la prière ?
Ne désespère pas trop vite de toi-même, te dit Augustin : Personne ne fuit Dieu sagement qu’en fuyant vers lui ; de sa sévérité vers sa bonté (Sermon 351, 12). Seul l’Artisan qui t’a créé, peut te recréer. Seul Dieu peut mener à Dieu. Il réclame et toi sa ressemblance.
Cette image de Dieu qu’est l’homme… s’est comme usée dans cet abîme au mouvement perpétuel de ses flots : aussi si Dieu même ne renouvelle pas et ne répare pas cette image imprimée par lui en l’homme au jour de sa création… l’âme demeure toujours dans l’abîme. Mais qu’elle crie de cet abîme… celui qui crie du fond de l’abîme, en émerge et en sort ; ses cris l’empêchent de s’enfoncer plus profondément. (Ps 129, 1).

Y consentir, c’est déjà prier.

II. Guéris, ouvre mes oreilles…

Guéris, ouvre mes yeux … (Soliloques I, 1, 5)

« Crie vers Dieu, crie de plus profond de ton cœur, crie là où Dieu entend. Tu pèches là où seul son regard pénètre ; crie là où seul il peut t’entendre. » Sermon 161, 7

Désire la lumière qu’est le Christ, te dit Augustin en commentant la péricope de l’aveugle de Jéricho. Que toute ta vie soit un cri vers le Christ. Il s’arrête toujours, car toujours il est là : Stabit, quia stat (Sermon 349, 5).

Salus tua Christus est. Ta santé, c’est le Christ.

Augustin s’attarde volontiers à contempler le Christ du Calvaire : humilié, meurtri, défiguré, il a guéri nos blessures sur la croix nous ayant aimés jusqu’à l’extrême. Sa laideur, c’est ta beauté (Sermon 27, 6) dit Augustin dans un de ses admirables raccourcis.

Il est notre médecin par tout lui-même : par sa mort rédemptrice, par les trois grands sacrements de la Nouvelle Alliance, par son enseignement et l’exemple de sa vie.
Apprends à prier Dieu en t’en remettant au médecin pour qu’il fasse ce qu’il juge bon. À toi de déclarer la maladie ; à lui d’appliquer le remède… Lui voit la profondeur du mal, il sait jusqu’où il faut aller… I Jean VI, 8

Ce médecin incomparable guérit n’importe quel malade, mais aucun malgré lui (Psaume 102, 6). Il fait éclater la toute-puissance de son art dans des cas apparemment désespérés, tel Paul, jadis Saul de Tarse, afin qu’aucun pécheur ne soit tenté de désespérer. (Sermon 278, 1)

Dans son Sermon 142 Augustin revient au thème de l’âme partie loin d’elle-même et de son Dieu, expulsée vers les choses extérieures. S’étant livrée à tous les excès de l’orgueil, aliénée, amoindrie, mais repentante, elle aspire à retrouver le chemin du retour :

Nous avons un chemin sûr, « via tuta ». Cette voie, c’est le Christ humble, c’est le Christ vérité et vie, dans sa grandeur et sa divinité… C’est pour te guérir qu’un si grand médecin est venu jusqu’à toi… Il est venu t’enseigner l’humilité qui t’ouvre le chemin du retour… Sermon 142, 2

Et à sa manière directe, il saura rassurer son auditoire africain :

Le Christ s’est fait notre chemin, et nous désespérons d’arriver ! Ce chemin ne s’arrête pas, il n’est pas coupé, il ne peut être défoncé ni par la pluie ni par les inondations, ni infesté par des brigands. Marche en toute sûreté dans le Christ. Avance… Sermon 170, 11

Christum attende (Sermon 62, 16). Lève ton regard vers le Christ : il est ta Vie. Il t’a laissé son Evangile où il te parle de sa voix de chair afin que tu le cherches intérieurement. Il guérit ta cécité avec le collyre de la foi. Il éveille ton regard spirituel, l’ouïe spirituelle. Il veut transformer ton amour.

Avec Augustin, le commentaire de l’Ecriture te ramène vers les disciples d’Emmaüs, le cœur brûlant d’une ardeur intérieure : c’est une école de prière, un art de vivre, une fête quotidienne. La Parole pénètre au plus profond de toi, te remue, te creuse afin de trouver une terre où germer. Il faut t’en nourrir quotidiennement pour empêcher les mauvaises herbes de pousser leurs racines dans le cœur, d’y étouffer la bonne semence enfouie.

Pour Augustin, « le festin de la Parole » a déjà le goût du banquet eucharistique ; elle est une nourriture essentielle pour la vie intérieure, devenant en nous chair et sang. Il t’invite à la ruminer, l’assimiler, la faire passer dans ta vie.

Bien manger et mal digérer, c’est écouter la Parole de Dieu et ne point la mettre en pratique, c’est ne pas en tirer le suc nourricier. Sermon 152, 1

Dieu nous a donné de l’eau dans ce désert en remplissant les prédicateurs de l’Esprit Saint, afin qu’il devînt en eux une source d’eau vive jaillissant jusqu’à la vie éternelle… Psaume 62, 8

À cette source, chacun peut boire à sa soif, le fier onagre comme le petit lièvre craintif ; chacun selon sa capacité et non selon l’abondance de cette source débordante. Il faut s’en approcher avec foi et humilité :

J’osais chercher avec orgueil ce que l’humilité seule peut découvrir ; avoue en toute simplicité, tel que nous l’aimons, l’évêque Augustin. J’ai quitté le nid et je suis tombé avant d’avoir pris mon essor. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, m’a ramassé pour que je ne sois pas écrasé par les passants et m’a replacé dans le nid. J’ai donc éprouvé moi-même les difficultés dont je parle à vous autres… Sermon 51, 6

L’Evangile ne dit qu’une seule chose en chacune de ses pages : il te révèle l’Amour, amour qui ne supporte aucune exclusion ; avec une expression de préférence pour les pauvres et les petits, les malades et les pécheurs qui ainsi s’ouvrent timidement à la grâce.

Dieu incline son oreille vers l’humble qui reconnaît ses péchés, qui a besoin de miséricorde.

Certes Dieu est le Très-Haut, mais si tu es humble, il viendra jusqu’à toi. Psaume 93, 16

III. Si tu veux guérir, descends ! Sermon 124, 3

Le Christ est là qui te dit : “Sois humble, sois doux !” Paroles brèves ; écoute-les. Sermon 142, 5

Il chérit l’humble et le pauvre d’une tendresse particulière. Le Verbe est venu dans le temps pour nous conduire à l’éternel. Il s’est fait proche de nous, « créatures faibles et rampantes », afin que nous ne soyons pas apeurés et que le désespoir ne nous empêche pas de nous élancer vers Dieu. (Trinité IV, 18). Il s’est fait petit pour venir vers les petits ; il a voulu naître et mourir pauvre…

Eveille en toi Celui qui n’a rien voulu posséder ici-bas, et tu possèderas tout entier Celui qui s’est humilié pour toi sur la croix. Sermon 107, 10

Le mystère de la Rédemption est une leçon inépuisable d’humilité, la révélation suprême de ce que peut l’Amour.
La Passion du Seigneur exige ton humilité. Sermon 125, 5

Au jardin des Oliviers, la nature de serviteur dont il s’est revêtu par amour pour toi a fait entendre la voix de l’homme, la voix de la chair. Il a daigné te transfigurer en lui pour que tu puisses évoquer ses faiblesses et puiser en lui la force dont tu as besoin. Sermon 344, 3

Il est venu en maître d’humilité, il nous a ouvert un passage, une « pâque », mystère de mort et de résurrection. Et où cette douceur a-t-elle pu se manifester d’une manière plus frappante et plus digne que sur la Croix ? Sermon 279, 3

Etre humble, c’est donc revêtir le Christ, être greffé sur l’humilité rédemptrice du Sauveur. L’humilité te rend plus conforme à Celui qui est humble, elle t’inspire le désir de te hausser jusqu’à lui. Sermon 41, 7

C’est aussi vivre en vérité. Pour Augustin, comme pour Thérèse d’Avila, être humble c’est marcher dans la vérité face à Dieu et à soi-même. Toute ton humilité consiste à bien connaître ce que tu es. (Evangile de Jean Tr. 25)

Un homme qui s’éveille en Dieu, tout animé par la ferveur de l’Esprit Saint,
un homme qui, dans son amour de Dieu, se trouve vil à ses propres yeux, qui veut arriver jusqu’à Dieu mais ne le peut,
un homme qui, à la lumière de Dieu, se considère et se découvre, qui voit que tout dans son âme malade s’oppose à la pureté divine,
un tel homme trouve de la douceur à pleurer, à implorer Dieu de lui faire encore et toujours miséricorde jusqu’à ce qu’enfin il dépouille sa misère.
Il peut, cet homme-là prier Dieu en toute assurance, car il a reçu le gage gratuit du salut par son Fils, l’unique Sauveur et sa seule Lumière…
Trinité IV, 1

On prie avec d’autant plus de ferveur que le cœur est libre et désencombré.
Facimus locum Domino Psaume 131, 6

Il faut préparer dans ton cœur un espace pour Dieu. Ta faim de Dieu ne sera grande que si ton cœur est détaché des bonheurs fragiles et fugitifs. Le cœur est riche de ce qu’il désire, dit Augustin. Il ne suffit pas de ne pas posséder : Que te sert-il d’être démuni si tu es dévoré de désirs ? Psaume 51, 14

À la veuve Proba qui aspire à prier, Augustin demande de purifier ses désirs, de creuser un tout autre désir au milieu de tout ce qu’elle vit, de préférer ce qui est éternel à ce qui passe,

et quoique riche, prie comme un pauvre. Sicut paupera ora. L 130, 30

Prier comme un pauvre, qu’est-ce à dire ? Heureux ceux qui sont pauvres de leur esprit et riches de l’Esprit de Dieu. Ils se tiennent dans la vallée et savent recueillir les eaux qui ruissellent des sommets. Psaume 141, 5

Un cœur pauvre est un cœur léger, où toute pesanteur est abolie : tensions, peurs, envies, préjugés. Un cœur pacifié, capable de chercher sans trêve et attendre patiemment en acceptant de tenir tout de Celui qui est la seule richesse désirée, la seule joie à venir.

Un cœur pauvre est libre pour adorer et louer.

Prier comme un pauvre, c’est faire l’apprentissage d’un manque permanent, d’une pauvreté essentielle. C’est s’approcher de Dieu comme un mendiant : la main tendue, les paumes ouvertes, pour recevoir l’Amour.

D’où te vient donc cet Amour, pauvre mendiant ? L’Amour a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné… Sermon 169, 15

IV. Cape per quod sis capax : accueille ce qui dilate ton cœur Sermon 126, 15

Je t’appelle, ô mon Dieu, ô ma miséricorde…

Paroles qui ouvrent la si belle hymne à la miséricorde du Livre XIII des Confessions ; qui ouvrent également tout espace où l’âme entre en un contact vital avec Dieu, en dépassant tout ce qui encore fait obstacle,
tout ce qui nous enlace, tout ce qui nous attache comme de la glu, tout ce qui appesantit notre vol, afin de pouvoir parvenir à ce qui nous comble, au-delà de quoi il n’y a rien, au-dessous de quoi sont toutes choses et d’où toutes choses tirent leur origine. Psaume 76, 1

À mesure que tu plonges dans ta dimension profonde, les bruits s’estompent, les remous s’apaisent, et ton cœur se met à l’écoute de l’unique Maître intérieur, le Verbe Eternel, Vérité qui éclaire du dedans.

S’il est vrai que quelqu’un peut se tenir à tes côtés, personne ne peut pénétrer dans ton cœur. Qu’il n’en soit pas ainsi : que ton cœur ne reste pas sans hôte ; qu’il soit dans ton cœur, le Christ, et cette douceur intérieure, de peur qu’il ne reste pas dans la solitude, ce cœur assoiffé, et qu’il ne trouve aucune source pour s’y abreuver… 1 Jean 3, 13

Cette écoute, cette densité de silence ne nous sont pas, hélas, naturels :

Du dehors, comme nous l’avons dit, les réalités passagères et sensibles pénètrent par la porte dans nos pensées, c’est-à-dire par nos sens, et troublent notre prière par une foule de vains fantasmes. Il faut donc fermer la porte, ce qui veut dire résister aux sens, afin qu’une prière toute spirituelle monte jusqu’au Père, jaillie du creux de notre cœur, où nous prions le Père dans le secret…

Dans la prière se produit cette conversion du cœur à celui qui toujours se montre prêt à donner. Et dans cette conversion même, la purification du regard intérieur s’opère ; tandis que sont repoussées toutes les convoitises terrestres, le regard pénétrant du cœur désormais simple peut soutenir la clarté de la simple lumière, de cette lumière venue de Dieu qui resplendis sans déclin, inaltérable. Et non seulement il la peut soutenir, mais il y demeure, et sans peine, bien plus avec une ineffable joie en laquelle vient se parfaire, en toute vérité et pureté, la vie bienheureuse. (De Sermone Domini in monte, II, 3)

Nous sommes faits pour cette béatitude : connaître Dieu, l’aimer, le posséder et en être possédés.
Buvons donc à cette source secrète, voyons cette lumière tout intérieure ; habitons auprès de cette source qui désaltère, où le Dieu éternel veut rayonner. INTUS BIBAMUS, INTUS VIDEAMUS Evangile Jean Tr. 25

Augustin nous demande une prière très pure, essentielle, sainte :
Penser à Dieu, aimer Dieu, et l’aimer gratuitement. Ne rien attendre d’autre de Lui que Lui-même. Si tu aimes, aimes gratuitement ; si tu aimes vraiment, qu’il soit tout ton salaire, Celui que tu aimes… Sermon 165, 4

Tout homme qui crie vers le Seigneur pour quelque chose qui n’est pas Lui, n’a encore rien franchi. Psaume 76, 2

Notre seul et unique bonheur doit être une parfaite union à Dieu : Deo inhaerere gratis I Jean 9, 10

« Seul celui qui t’a créé peut te suffire. Tout ce que tu recherches en dehors de Lui n’est que misère.
Seul peut te suffire Celui qui t’a fait à sa ressemblance. Là seulement est notre certitude, et avec elle un rassasiement insatiable. Tu seras rassasié, mais sans jamais dire : c’est assez…
Sermon 125, 11

Il est important, dit Saint Augustin, que le corps prenne part à la prière. L’Ecriture ne prescrit aucune attitude particulière : le publicain priait debout, Etienne et Paul à genoux, le roi David s’asseyait pour prier, et le psalmiste priait étendu sur sa couche…

Il est important que le corps prenne l’attitude qui lui convient le mieux, pour aider le mouvement de l’âme. Le priant s’agenouille, se prosterne, étend ses mains. Ce n’est certes pas pour faire connaître à Dieu son désir, car son cœur est à nu devant Dieu. Mais par ces gestes, l’homme se stimule davantage à la prière, et la supplication de son âme se fait plus humble, plus fervente. Et je ne sais trop comment : tandis que ces mouvements du corps ne peuvent être que l’effet d’un mouvement de l’âme qui les a précédés, par ces gestes extérieurs et visibles, l’invisible élan intime qui les a produits s’agrandit. Le sentiment du cœur a devancé les gestes qu’il dicte, mais, à l’aide de ces gestes, il va croissant. (De cura gerenda pro mortuis V, 7)

En ce pur silence, au plus profond de notre cœur, un amour cherche à naître… Aimer à la manière du Christ…

Puisons, frères, l’Amour à la source inépuisable d’où il jaillit. Qu’il pénètre notre âme toute entière et qu’il soit notre nourriture. Accueille ce qui augmente la capacité de ton cœur. Cape per quod sis capax. Sermon 126, 15

V. Corde ne sileas, vita ne taceas… Psaume 146, 2

Choisir d’aimer.

L’amour détruit ce que nous avons été pour nous permettre de devenir ce que nous n’étions pas. Psaume 121, 12

La prière s’est tue, l’heure précieuse entre toutes où Dieu a parlé à ton cœur, où tu t’es senti plus vrai, meilleur, réconcilié avec toi-même et les autres. La vie t’a ressaisi, avec le poids du quotidien et ses forces centrifuges. Ne laisse pas ton cœur se taire, te dit Augustin, ne laisse pas ta vie se taire. Le désir prie toujours, même quand la langue se tait. Ne cesse de désirer, ne cesse d’aimer.

Que l’amour naisse en toi, s’il n’est pas encore né, et s’il a déjà pris naissance dans ton cœur, il faut l’alimenter, le nourrir, le développer… Il est ta vie avec Dieu. Evangile de Jean Tr. 65

L’amour est une grande force, une énergie indomptable. Elle ne supporte pas l’isolement : sola esse non potest (Sermon 349, 1)

L’accueil de la tendresse de Dieu dans la prière te pousse à rechercher un peu de cohérence dans le concret de ton existence, à donner vie à une certaine manière d’être. Interroge ta vie : que ce soit elle qui te réponde. Psaume 102, 28

Tu es invité à rejoindre tes frères dans le mystère contemplé où tu as senti ton cœur s’ouvrir à l’image de ton Créateur. Il veut te faire partager son bonheur d’aimer, sa joie de donner. N’est-ce pas la meilleure façon de louer Dieu que de l’imiter ?

Les oreilles de Dieu sont ouvertes non à la bouche mais au cœur ; non à la parole mais à la vie de celui qui le loue. Psaume 146, 3

Traduire en actes sa présence et sa tendresse : l’amour est une grâce toujours offerte. Poser un regard contemplatif sur les êtres et les événements ; découvrir dans toute détresse Jésus re-crucifié. Alors, c’est déjà un avant-goût du Royaume, et Matthieu l’évangéliste t’accueille au chapitre 25 :

En chantant l’Alleluia donne du pain à qui a faim, habille celui qui est nu, accueille le sans-abri. Ce n’est pas seulement ta voix qui chante, mais ta main chante, elle aussi, parce que tes actes se conforment à tes paroles. Psaume 149, 8

Cependant que de choses peuvent prendre le visage de l’amour et ne le sont pas ! dit Augustin, maître exigeant. On peut se donner facilement bonne conscience. Ne va pas faire l’important ! Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout. (I Jean 6, 3). Augustin nous demande de vérifier nos intentions profondes ; un discernement plus pénétrant qu’un glaive à double tranchant :
Te voilà devant Dieu ; interroge ton cœur, vois ce que tu as fait et ce que, ce faisant, tu as désiré… (Ibid.). Rentre dans ta conscience, interroge-la. Ne regarde pas ce qui fleurit au-dehors, mais la racine qui est en terre… (I Jean 8, 9).

L’amour est-il à la racine ? Seul l’amour distingue la valeur des actions humaines. Là est le grand signe, le grand principe de discernement. I Jean 5, 7

L’amour a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. Cette diffusion, remarque Augustin, comporte l’idée d’une large étendue (Sermon 169, 15).

L’amour est la voie royale, via magna qui met notre cœur au large (Psaume 118) et nous achemine vers la Joie promise ; c’est la ronde radieuse de Fra Angelico, la vie avec Dieu source et ferment de notre communion.

Se convertir, c’est finalement entrer dans l’infinie liberté de Dieu.

Et Dieu ne déçoit jamais.

Ton amour change, tes joies changent… Rien ne t’est enlevé, mais tout a changé. Psaume 74, 1

Source :

« Alype », centenaire 1986, n° 17-19, p. 61-76.

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